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On remet les bœufs à la voiture. Coulas Bousson prend la tête de la colonne ; les cinq autres viennent à la suite ; Manuel et Dsaillet suivent à l’arrière-garde. Aussitôt que toutes les voitures se retrouvent en ligne dans le milieu de la grande rue de Salins, dans la direction de Villeneuve, Coulas Bousson se met à entonner de sa plus belle voix lu chanson des Voituriers de marine, et tout le reste de la bande l’accompagne aussitôt à pleins poumons. Les gens du faubourg, qui n’ont jamais rien vu de pareil, accourent sur la porte de leurs boutiques et aux fenêtres des étages. Mme Martin, elle aussi, arrive avec ses poings sur les hanches, et regarde le convoi d’un air qui semble dire : — Ah çà ! vous autres, je voudrais bien savoir pourquoi vous n’êtes pas venus dîner chez moi ?

Chacun se demande ce que c’est, et ce que cela veut dire. Ce que c’est, braves gens du faubourg ? Attendez un peu, c’est moi qui vais vous l’expliquer. Ce qui part là sur ces voitures, c’est le produit des tournées de balayage faites par Manuel et Josillon, qui va là-haut s’enfouir dans les sillons d’un champ bien maigre pour renaître au printemps prochain en un superbe carré d’esparcette rouge, où les abeilles du bon Dieu viendront se régaler. Ce qui part là sur ces voitures, c’est la certitude d’un beau champ de blé et d’un beau champ d’avoine à moissonner au profit de Manuel pour l’année prochaine, si bien qu’il n’est pas sûr que le grenier à foin qu’il s’est réservé dans la maisonnette amodiée au cantonnier pourra tout contenir. Le tas n’a été qu’entamé aujourd’hui, c’est vrai, mais on y reviendra demain.

Ce qui part là sur ces voitures enfin, c’est peut-être la régénération d’un pauvre village qui a été dépouillé, il y a un demi-siècle, de tous ses avantages forestiers, grâce à l’inertie et à l’ineptie de ceux qui auraient du le défendre alors, et qui finirait peut-être par sortir bientôt de sa misère, si l’entraînement de l’exemple de Manuel parvenait à y ramener sérieusement les bras à la culture. L’entraînement de l’exemple, ce n’est pas le fort des paysans, on le sait bien. L’agronome qui a découvert que le gypse faisait pousser l’herbe a été obligé d’écrire sur un pré maigre avec des poignées de gypse ces mots devenus célèbres, en caractères de vingt pieds de haut : Ici, on a semé du gypse, de façon qu’à la poussée de l’herbe, tous les gens du pays ont eu sous les yeux une démonstration à laquelle n’eût pas résisté saint Thomas lui-même, tant l’herbe drue, haute et veloutée, qui formait ces six mots, contrastait avec la pauvreté de tout le reste du champ. Ceux qui virent cela se rendirent à l’évidence et en firent leur profit. Plaise à Dieu que la démonstration de Manuel réussisse de même !

La Jeanne-Antoine navigue désormais à pleines voiles dans un océan de béatitude ; cependant il lui reste toujours au cœur un regret qui la ronge, c’est le regret de sa vache. Une vache, c’est la providence d’un ménage. La Jeanne-Antoine, qui en a toujours eu une sous la main, ne peut se résigner aux privations que ce manque de vache lui impose, surtout quand elle voit le lait bleu que les laitières vendent au marché de Salins. Toutes les fois que Manuel revient de Villeneuve, elle s’informe de la Bouquette comme une mère s’informerait de sa fillette mise en pension depuis peu dans une localité éloignée. À la longue, Manuel finit par comprendre l’intensité des regrets de sa mère, et cette intelligence lui met la tête en travail pour aviser au moyen de