Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/1257

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

conquérant des esprits. Telle est l’ingénieuse unité et l’intérêt croissant de cette belle œuvre.


III

Une fois maître de cette forme de la biographie où ses propres idées pouvaient se traduire en de dramatiques symboles, M. Varnhagen continua son travail avec joie, tantôt éclairant d’une vive lumière l’histoire du XVIIe et du XVIIIe siècle dont il sait tous les secrets, tantôt donnant la vie à ses souvenirs et retraçant en portraits animés le drame moral et politique de nos jours. Une de ses meilleures biographies historiques, c’est le docte livre qu’il a consacré à la première reine de Prusse, à cette noble Sophie-Charlotte de Hanovre, l’amie dévouée de Leibnitz comme sa tante Elisabeth avait été le disciple de Descartes, et qui porta si dignement sur le trône qu’elle inaugurait les traditions littéraires de sa race. Parmi les biographies militaires, celles de Hans de Held, du général de Seydlitz, du maréchal Schwerin, du maréchal Keith, plus intéressantes pour la Prusse que pour le lecteur européen, reproduisent pourtant les sérieuses qualités qui distinguent les portraits du prince d’Anhalt et du vieux Derfflinger ; mais les plus vives pages qu’ait tracées M. Varnhagen, ce sont celles où sa pensée nette et précise est échauffée par les émotions du cœur et l’intérêt des souvenirs.

M. Varnhagen avait quitté vers 1830 ses fonctions diplomatiques ; il avait terminé à Cassel une mission spéciale dont le gouvernement prussien l’avait chargé en 1829, et il était revenu à Berlin, où il avait repris avec une ardeur croissante ses travaux littéraires. Animée par la présence de Mme Varnhagen, sa maison était de plus en plus un centre où les jeunes esprits qui commençaient dès lors à s’enhardir venaient recueillir des traditions et des encouragemens. L’enthousiasme brillant de Mme Varnhagen, la sympathique finesse de son mari devaient former un lien tout naturel entre le monde des guerres de l’empire et les générations nouvelles qui se déclarèrent surtout vers la fin de la restauration. Celui qui avait été le disciple de Kant et de Fichte, celui que Goethe chérissait comme un confident et un collaborateur prenait plaisir à patroner Louis Boerne et Henri Heine. L’aventureuse Rachel n’était-elle pas la muse qui devait présider dignement aux débuts de la jeune Allemagne ? Aussi discret, mais plus bienveillant que Fontenelle, M. Varnhagen avait eu sa part dans le mouvement de la grande période qui venait de finir ; il souriait maintenant, il souriait avec décence et réserve au juvénile espoir d’une école turbulente. Un cruel malheur vint l’arracher tout à coup