Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/127

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

homme qui l’accompagnait et se haussait sur ses étriers. — Dépêchons-nous, dit le jeune homme à l’amazone, on nous attend. Ils piquèrent leurs chevaux et disparurent. — Pauvre enfant ! répéta encore l’amazone. J’entrai dans le groupe. Elle y était, morte, écrasée par une voiture chargée de pierres. Elle tenait encore à la main le bouquet de violettes, comme Rose Lacroix ses roses blanches. Déjà le pavé se rougissait autour de son corps. On me vit pâlir, et quelqu’un me demanda si je la connaissais. Hélène! ma chère Hélène! Elle était morte, entre mon baiser et son adieu, en pleine rue, sous ce beau soleil, à cinquante pas de moi, au moment où je fredonnais un air joyeux, et sa mort faisait spectacle à la pitié ambulante ! Des gens racontaient comment cela était arrivé, et ceux qui les écoutaient le racontaient à d’autres. Un homme passa; il apprit que je connaissais la victime, et me demanda le nom, l’adresse, l’âge. Il voulait rédiger une note pour un journal. C’est bien malheureux, disait-il en taillant son crayon. — Voilà l’histoire de mon Hélène, acheva Antoine. Elle a emporté mon bonheur avec elle. Où est sa tombe ? Elle n’en a plus. La concession expirée, on n’a pu la renouveler. C’est ignoble, la vie ! tout tourne autour d’une pièce de cent sous.

Si Antoine avait été lui-même moins ému par son propre récit, il aurait pu observer dans la physionomie de sa compagne les symptômes d’une émotion qui n’était pas seulement causée par le tableau de cette mort si cruellement détaillée, comme si le narrateur avait voulu, par cette exactitude, faire saigner plus douloureusement la blessure rouverte par son souvenir. Hélène l’avait écouté plus haletante qu’attentive, allant d’un œil inquiet au-devant de sa parole; elle se sentait atteinte d’un malaise inconnu, c’était une souffrance sourde plutôt qu’aiguë, mais insupportable comme un mal vague. Elle ne pouvait préciser où en était le siège, ni en définir la nature; jamais elle n’avait éprouvé rien de pareil. Dans ce récit, qui devait exciter sa sensibilité, sans qu’elle put deviner pourquoi, il y avait quelque chose qui l’irritait. Elle sentait les larmes lui venir aux yeux, et il lui semblait que ces larmes avaient moins leur source dans la pitié que dans sa propre douleur, dans cette douleur sans nom, sans cause, dont les élancemens étaient plus pressés, dont l’angoisse était plus vive, surtout aux instans où Antoine par son accent révélait un regret qui donnait à Hélène la mesure du profond amour qu’il avait eu en d’autres temps pour cette défunte encore si vivante dans sa pensée.

Ainsi d’étranges destinées abrègent pour quelques êtres les lenteurs ordinaires qui accompagnent le développement de certains sentimens. Un arrangement de faits, une rapide succession d’influences les attirent, les entraînent et les transportent au centre même de la