Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/1280

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de ce qu’elle produit. Si les ressources de sa propre consommation ne lui suffisent pas, il faut qu’elle s’adresse aux marches étrangers, et qu’elle y répande le trop plein de sa production ; autrement, en proie à d’affreuses crises intérieures, mourant de faim au milieu de ses richesses, la Belgique n’aurait plus qu’une vie précaire, et cette nationalité, constituée après tant d’efforts, à la suite de si grosses complications, étoufferait infailliblement dans ses étroites limites. Voilà le péril que la politique conseille de prévenir et qui doit tenir en éveil la sollicitude des puissances occidentales, particulièrement de la France. Enfin il ne suffit pas, dans l’intérêt de la paix du monde, que la Belgique jouisse des conditions de prospérité matérielle qui seules aujourd’hui garantissent l’indépendance des peuples ; il faut encore, dans l’intérêt de la France, que ces conditions, elle les obtienne de nous, et qu’elle n’ait aucun prétexte pour les demander à d’autres alliances. Depuis 1830, le gouvernement belge a toujours oscillé entre la France et la Prusse : il se sentait naturellement entraîné vers la France, qui pouvait lui ouvrir un plus vaste marché ; mais en cas d’échec il était prêt à se tourner vers le Zollverein. Supposons que ce mouvement de conversion se fût opéré : la Belgique aurait sans doute beaucoup moins gagné à s’unir avec l’Allemagne qu’à se rattacher à la France ; mais, de notre côté, n’aurions-nous pas beaucoup perdu en influence, en considération et même en sécurité ? Les affinités politiques étant aujourd’hui plus que jamais subordonnées aux intérêts commerciaux, l’Allemagne aurait conquis sur la rive gauche du Rhin et de l’Escaut l’influence que nous aurions maladroitement laissé échapper. Ce résultat eût été fatal, et il eût gravement compromis, dans le présent comme dans l’avenir, la responsabilité du gouvernement qui n’aurait point su, même au prix de quelques sacrifices industriels, le conjurer.

Il ne faut pas en effet se lier plus qu’il ne convient au grand principe de neutralité qui a été inscrit dans les protocoles consacrés par la diplomatie à la reconnaissance de la nationalité belge. La neutralité absolue est impraticable pour un pays qui ne peut vivre qu’à la condition de s’étayer sur un allié plus puissant. Le mot reste, stéréotypé dans le langage officiel ; mais la chose, disparaît. Pour la France, la neutralité de la Belgique n’existerait plus le jour où le cabinet de Bruxelles se laisserait définitivement entraîner dans le courant des intérêts allemands ou britanniques : lors même que le territoire, garanti par les traités, demeurerait intact et que les institutions politiques sembleraient fonctionner avec indépendance, le voisinage de cet état proclamé neutre, mais prêt à se prononcer contre nous dans un moment décisif, provoquerait inévitablement de légitimes défiances qui aboutiraient tôt ou tard à l’hostilité déclarée. On ne doit se faire à cet égard aucune illusion. Qu’est devenue la neutralité de la Grèce ? Hier la Grèce faisait cause commune avec la Russie, aujourd’hui les troupes anglo-françaises campent aux portes de sa capitale. De même, par la force des choses et en dépit des engagemens diplomatiques, le sol belge serait foulé par les armées étrangères dès que la France, obligée de protéger ses frontières du nord, ne croirait plus pouvoir compter elle-même sur les dispositions amicales de la Belgique, ni par conséquent sur l’inviolabilité de l’Escaut.