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Hélène reprit avec la même vivacité : — C’est bien malheureux que tu ne m’aies pas entendue quand je t’ai appelé, tu as perdu le plus beau morceau du concert. Quand nous sommes arrivés, je te croyais derrière nous.

— Monsieur votre père avait la bonté de m’expliquer par quelles nombreuses transformations passe le minerai de fer avant de devenir un outil, répondit tranquillement Jacques en lançant à Antoine un coup d’œil significatif pour lui révéler l’intéressante conversation qu’il avait eue avec le père d’Hélène pendant son absence.

— En revanche, reprit M. Bridoux désignant Jacques, monsieur a bien voulu m’expliquer certains détails de son art qui m’ont causé un grand étonnement. J’avais toujours cru, en voyant une statue, qu’on la taillait à même dans le marbre ou la pierre ; eh bien ! figure-toi qu’il faut d’abord pétrir un modèle, et qu’ensuite…

— Écoute donc, fit Hélène en interrompant son père ; ils vont encore chanter.

En effet les Allemands commençaient un nouveau chœur ; les trois jeunes gens firent silence. — Tout est sauvé ! dit Hélène de manière à n’être entendue que d’Antoine.

— Ah ! ces têtes carrées ! fit M. Bridoux, j’en ai eu dans mes ateliers ; quels braillards ça faisait ! Au reste, francs compagnons ; mais la tête dure comme une enclume.

— Tu n’écoutes donc pas ? lui dit sa fille doucement.

— Que veux-tu que j’écoute, puisqu’ils chantent dans leur langue ? Je ne comprends pas ce qu’ils disent, ni toi non plus.

Jacques, reconnaissant dans le chant des émigrans un Lied qu’il avait entendu répéter par un jeune Souabe, son confrère d’atelier, qui lui en avait donné la traduction, interrompit M. Bridoux. — Ils disent, fit-il en désignant les chanteurs, que tant qu’il y aura dans la verte Allemagne une jeune fille aux tresses d’or et aux yeux bleus et un hardi compagnon pour regarder le ciel dans ses yeux, elle ne mourra pas, la race patiente et héroïque qui, au jour où l’étranger menace sa frontière, fait un glaive avec le soc des charrues, et des charrues avec le fer des glaives, quand les oliviers de la paix se mêlent à l’épi des moissons. — Ils disent que tant qu’il y aura dans la verte Allemagne une jeune femme aux tresses d’or et aux yeux bleus et un bon compagnon paisiblement assis devant leur maison à la fin d’un jour de travail, elle ne mourra pas, la race hospitalière qui met du feu dans l’âtre, dresse un bon repas, arrosé de bière mousseuse, dès qu’elle aperçoit le mendiant courbé sur son bâton de misère, et bénit le chemin qui amène un hôte. — Ils disent que tant qu’il y aura dans la verte Allemagne une matrone aux cheveux gris et un vieux compagnon qui marcheront courbés et d’un pas lentement égal, elle ne mourra pas, la race des enfans pieux qui ont le respect des