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vieillards, et s’arrêtent dans leurs jeux pour saluer l’âge blanchi. — Voilà ce qu’ils disent et ce qu’ils rediront bientôt aux échos du désert où l’exil les emmène, acheva Jacques.

— C’est fort bien, tout cela, répondit M. Bridoux. Ces Allemands sont très honnêtes : j’en ai employé un qui a rapporté une fois à mon comptable dix francs de trop qu’on lui avait donnés dans sa paie. C’était mon neveu qui payait ce jour-là : il a dit à l’ouvrier qu’il pouvait garder les dix francs en récompense de son honnêteté. J’ai dit à mon neveu : Mon garçon, l’honnêteté n’est pas un état, c’est une vertu, on ne la paie pas, surtout quand c’est avec l’argent des autres. Je voulais lui retenir la somme sur ses appointemens, non que je blâmasse son action, mais pour lui apprendre à ne pas se tromper une autre fois. Seulement Olivier mangeait ses appointemens en herbe, et comme il m’a quitté, j’en ai été pour mes dix francs. Vous entendez bien que je ne les lui réclamerai jamais. C’est pour vous dire que les Allemands sont très honnêtes.

Cependant le groupe des chanteurs commença à se disperser. M. Bridoux et ses trois compagnons les suivirent pendant quelque temps. — Je comprends que ça doit paraître dur de quitter son pays. Pourtant, quand on s’exile avec sa famille, disait M. Bridoux à Jacques, quand on-emporte même ses meubles !

— Eh bien! quoi ?

— C’est à peu près comme si on était dans son pays.

— Mais la patrie ? fit Jacques.

— Oui, certainement; mais enfin gagner sa vie dans un pays ou dans un autre, le meilleur, dans ce cas, est encore le pays où la vie est plus facile à gagner; mon bon sens me dit cela.

— Sans doute, répondit Jacques sur le même ton, et il murmura : C’est une belle chose que le bon sens !

L’intention ironique de ces derniers mots ne fut pas saisie par M. Bridoux. Hélène était toujours au bras d’Antoine, et au lieu de précéder, les deux jeunes gens suivaient cette fois. Dans un moment où son ami s’était trouvé auprès de lui, Antoine lui avait dit très bas et très vite : — Faites prendre le plus long. — Jacques avait souri, et comprenant le but de cette demande, il s’appliquait à rendre M. Bridoux attentif pour continuer aux deux jeunes gens qui marchaient par derrière toute la tranquillité et tout le mystère que pouvait souhaiter leur tête-à-tête. Au lieu de revenir par la falaise, on redescendit par Sainte-Adresse et le faubourg d’Ingouville. Pendant cette dernière heure qu’ils passèrent ensemble aussi isolés qu’ils pouvaient le désirer, grâce à l’obligeante complicité de Jacques, Antoine et Hélène précisèrent plus complètement leurs aveux. Ils se firent mutuellement les confidences de tout ce qu’ils avaient éprouvé depuis que le voyage les avait réunis, et reconnurent que leurs sentimens