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avec étonnement, s’écrie : De qui vient ce bélier ? » — On répond : « De Martin Baitsa. — Heureux père Baitsa, reprend le serdar, ton bélier porte une merveilleuse inscription sur l’avenir glorieux de il famille. J’ai dépouillé des milliers d’épaules, et je n’ai jamais lu sur aucune une aussi belle destinée ! — Et cette cuisse que je prends, de qui vient-elle ? Je vois la race de son maître qui s’éteint. Le coq cesse de chanter les heures dans sa maison, qui se transforme en une caverne funéraire, en un vaste sépulcre où pourrissent plus de vingt cadavres, tous sortis de la même souche. » Un Monténégrin incrédule se moque alors de ses compagnons. « Vous imitez, dit-il, nos vieilles grand’mères, qui disent aux enfans la bonne aventure en leur regardant dans le creux de la main ou en leur faisant tirer des fèves. Comment ces os cuits et morts peuvent-ils savoir ce qui adviendra des vivans ? » — Mais la logique a beau parler, elle ne détruira jamais les instincts.

En Pologne, le peuple tire également des présages des accidens les plus fortuits de la nature, de la direction du vent par exemple, comme le prouve cette chanson lithuanienne : « Sur la cime fleurie d’un filleul, un oiseau était perché. Du haut d’un coteau, une jeune fille regardait inquiète de quel côté soufflait le vent. De ce côté-là, pensait-elle, arriverait son bien-aimé ! — Ah ! le vent souffle des vallées de Kovno. Mon jeune fiancé arrive de la Samogitie : il se presse, son cheval noir blanchit d’écume le mors doré. »

La même tendance qui porte les Slaves à interpréter les phénomènes de la nature, à douer d’une vie mystérieuse les animaux comme les êtres inanimés, a marqué encore de son empreinte certains apologues dont les chansons de femme offrent plus d’un exemple, et qui ont toute l’apparence de fables, sans en avoir le sens moral. Ce sont des visites très polies entre animaux des forêts ou volatiles de basse-cour, des conversations entre des arbres fruitiers, ou bien c’est une noce d’oiseaux racontée dans le plus grand détail, ou le mariage d’une mouche veuve avec un jeune moucheron. Quelquefois aussi il y a un sens piquant et original au fond de ces caprices comme dans la piesna monténégrine intitulée : La plus belle Fleur de ce monde.


« Un oranger couvert de boutons au doux parfum se vantait au bord de la mer qu’il n’y avait à cette heure dans le monde rien de plus beau que lui. — Je suis plus belle que toi, s’écria la prairie émaillée de mille fleurs. — Vous ne m’êtes pas comparable, leur dit à tous les deux une vaste plaine toute rouverte de blanc ; froment. — Un cep de vigne chargé de grappes naissantes les entendit et dit : — Ne vous glorifiez pas ainsi, car je l’emporte sur vous tous. —Alors une jeune fille mon fiancée, qui avait me écouté ces divers propos, dit à son tour : — Votre passagère beauté ne vaut pas ma beauté.