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rivière amie et bienfaisante. Il s’appelle dans toutes les chansons la mère Volga, comme le Rhin porte le nom de père chez les Allemands. le Don est aussi de la part des Russes l’objet d’un culte superstitieux. Un génie puissant préside à sa source, dans les profondeurs du lac de Saint-Jean, près de Toula, en Moscovie. Le Don, comme un enfant docile, obéit à l’impulsion paternelle ; il parcourt tranquillement la steppe, et se rend à la mer sous le nom de fleure doux (Tikhy-Dom).

Enfin, dans la poésie du gouslo, les étoiles, les vents, les maladies et la foudre parlent, ont des passions comme l’homme et se mêlent en acteurs à sa vie de chaque jour. Un chant serbe de Bosnie nous montre une jeune fille qui, en se levant, salue l’étoile du matin et l’interroge sur son fiancé :

« Étoile Danitsa, ma sœur, salut ! Toi qui passes d’orient en occident par-dessus l’Hertsegovine, vois-tu là mon voïevode Siefane ? Les portes de son blanc konak (palais) s’ouvrent-elles ? Fait-il seller son fougueux arabe ? S’arme-t-il pour venir chercher sa fiancée ? — Doucement l’étoile Danitsa répond : — Gentille petite sœur, je vais d’orient en occident, je passe chaque matin au-dessus de l’Hertsegovine, et maintenant je vois devant son konak le beau voïevode Stefane. Les blanches portes de son palais sont ouvertes ; son cheval aux caparaçons d’or l’attend tout bridé ; le héros s’arme pour aller prendre la fiancée qu’il s’est choisie. — Mais cette fiancée, ce n’est pas toi. »

Par ce rôle donné aux diverses forces de la nature, la poésie des gouslars répond, on le voit, à l’un des penchans les plus marqués du caractère slave ; elle le flatte aussi en célébrant cette foi antique aux présages et aux pressentimens qui exerce encore dans ces contrées un grand empire. Une jeune fille chantée par les piesnas (ballades) serbes cueille des œillets le long d’un ruisseau, s’en forme trois couronnes, en met une sur sa tête pour rehausser sa beauté, garde la seconde pour sa sœur, et jette la troisième dans le ruisseau en lui disant : « Vogue, ma couronne, jusque devant la porte de mon amant. Si tu arrives jusque-là sans te noyer, ne sera-ce pas une preuve que sa mère lui permet de m’épouser ? » Le beau drame intitulé Gorski Vienats, chef-d’œuvre du dernier vladika des Monténégrins[1], nous montre, à un grand repas commun de tout le peuple, les vieillards, comme les anciens augures étrusques, lisant les destinées de chaque tribu inscrites par la main de la nature en runes ou lignes mystérieuses sur les épaules des bœufs et des moutons fournis au banquet ou sacrifice national. « Le serdar (juge) Ianko prend une épaule de bélier ; avec son coutelas, il la dépouille de ses chairs, et, la regardant

  1. Pierre II, qui s’est placé par de nombreux ouvrages au premier rang des poètes illyro-serbes.