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demi-journée, buvant et chantant au bord de l’Adriatique. Puis, la nuit venue, on les voit se jeter tous deux dans leur chariot et retourner au grand galop à leur village, se tenant parfois debout, pour mieux exciter leurs chevaux.

Déjà en 1829 un Serbe de Syrmie, Emmanuel Kolarovitj, avait publié une centaine d’airs nationaux, des piesnas serbes les plus populaires dans les pays slaves et sur le Danube. D’autres artistes ont depuis complété ce recueil, en même temps que les Bohèmes, les Polonais et les Russes réunissaient de leur côté tous les débris de leurs anciennes mélodies locales. C’est surtout aux Tchekhs que revient le mérite d’avoir révélé à l’Europe le génie musical slave. Les restes d’antiques chants païens, les airs de danse des Karpathes, les cantiques de l’époque hussite, tous ces trésors d’harmonie déterrés des ruines d’un monde évanoui nous rendent comme par enchantement une partie de la féerie du moyen âge. Sans doute les mélodies tchèques ont déjà perdu leur parfum originel; celles des Russes du sud et les krahoviaks elles-mêmes, malgré leur exquise simplicité, sentent pourtant encore le travail, bien plus que les chants tout spontanés des Serbes; mais toutes les mélodies slaves se distinguent plus ou moins par une teinte antique, qui leur donne une ressemblance frappante avec les premiers fragmens connus de la musique des Hellènes. On chante même de temps immémorial chez les Serbes un certain nombre de mélodies qui sont, note pour note, identiques aux mélodies des Grecs du Pinde et de l’Attique. Les Russes aussi ont évidemment pris beaucoup de leurs airs aux Byzantins, quoique la plus grande partie d’entre eux expriment par leur allure une originalité complète, car en Slavie cette originalité est aussi inséparable de la musique populaire que de la poésie elle-même. Presque tous ces airs se chantent en ton mineur, dans le mode de la mélancolie et de la passivité; quelques airs de danse seulement et les marches guerrières sont dans le ton majeur, expression de la joie et de l’élan belliqueux. Chaque air vous jette dès le premier abord, et avec une clarté parfaite, son motif, qui semble venir à vous des profondeurs même de la nature; chacun de ces motifs, si simples en apparence, déroule devant votre imagination tout un poème et comme un long fleuve d’harmonie. Le prestige de ces airs nationaux s’étend d’ailleurs bien au-delà des pays où on les chante, et il ne serait peut-être pas téméraire d’affirmer que ce sont les Slaves qui, par l’entremise des compositeurs tchekhs, ravivent incessamment la musique allemande. La plupart des recueils de chants populaires slaves ont, à côté des textes mêmes, les notes à l’aide desquelles ces textes se transmettent de père en fils, et le nombre de ces collections est déjà si considérable, qu’elles pourraient former à elles seules une petite bibliothèque.