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La combinaison du chant avec la poésie est ce qui, chez les prophètes hébreux et les anciens poètes grecs, maintenait le repos harmonieux et la juste mesure au milieu des élans les plus sublimes de l’âme vers Dieu comme au milieu des plus ardentes passions. Cet élément d’équilibre s’est perdu en Occident, lorsque les poètes ont jeté de côté la lyre pour composer, sur de froides abstractions, des vers mathématiquement cadencés. La poésie slave n’est pas encore arrivée à cette dernière phase. Dans les régions où elle a déjà perdu la gouslé, elle a du moins ou conservé ou recouvré sa prosodie native, sa manière de procéder par longues et par brèves, ce qui constitue dans la poésie une véritable musique. La vraie poésie n’est-elle pas une intuition des harmonies secrètes qui rejoignent entre eux tous les êtres ? La poésie, n’est-ce pas le langage humain élevé à l’état de musique intérieure ?


II.

Nous venons d’indiquer rapidement toutes les causes qui ont dû appeler sur le gouslo l’attention des poètes slaves contemporains. On peut élever contre ce genre de poésie bien des chefs d’accusation, on peut lui reprocher ses tendances sensuelles, son culte outré du passé; mais, loin d’en conclure, comme tant d’autres, la nécessité de le détruire lui-même, je regarde au contraire cette poésie primitive comme un des élémens de restauration et de renaissance les plus vivaces qui restent au monde civilisé. Sensuel tant qu’on voudra, le gouslo est aujourd’hui le seul adversaire sérieux des doctrines qui tendent à diminuer partout les influences de la foi religieuse et de la nationalité.

Passant donc pour le moment sous silence les imperfections du gouslo, nous voudrions faire voir clairement, par des citations littéraires et des faits historiques, tous les avantages qu’on a déjà retirés et qu’on retirera de plus en plus d’une étude intelligente des gouslars.

Si l’on voulait remonter aux origines mêmes de l’influence exercée par le gouslo sur les quatre littératures slaves[1], il faudrait se reporter à l’époque déjà reculée où la langue latine cessa d’être, chez les Slaves occidentaux, Bohèmes, polonais et Croates, la langue exclusive des écrivains. Ainsi en Bohême, dès le moyen âge, le gouslo ressuscita pour refouler le germanisme; mais la théologie revint bien vite le bâillonner, après qu’il eut pendant quelque temps, aux XIVe et XVe siècles, essayé de transformer la poésie féodale germanique,

  1. Voyez sur ces quatre littératures, — l’illyro-scerbe, la bohème, la russe et la polonaise, — la livraison du 15 décembre 1852.