alors à la foule des jeunes héros, leur lance d’amers sarcasmes. Comment n’ont-ils pas assez de cœur pour épuiser leurs forces et risquer au besoin la vie afin de mériter une beauté pareille ? « Sans doute ils voudraient qu’elle s’éprît spontanément d’amour pour eux, et qu’elle vînt timidement, dans l’ombre de leurs harems, se livrer à leurs caresses. C’est une honte, belle Ikonia, que tu restes ainsi abandonnée : un vieux mari vaut mieux que pas de mari.» Il dit, lâche le jeune cerf, et, d’un seul coup de fouet qui lui déchire la peau et en fait jaillir le sang, il le lance dans l’arène. Excité par l’aiguillon de la douleur, l’animal fuit ventre à terre, comme pour échapper à la mort; mais le guerrier inconnu le poursuit. Bientôt il l’a dépassé, et le prenant par la bride, il le ramène au voïevode Mirko, puis disparaît au milieu de la foule.
La rougeur de la honte commence à monter au front d’Ikonia. Espérant encore échapper à ce vieillard, elle prend sa buzdovane[1] à manche d’argent et à pomme d’or qui pèse cent okas, elle la balance au-dessus de sa tête et l’envoie de toutes ses forces vers les nuages. La massue file comme un éclair et s’en va en sifflant tomber bien loin de là. Marko, fils des krals, ne peut retenir un cri d’admiration, mais il reste immobile. L’inconnu se remet donc à narguer pour leur couardise les nobles spectateurs et surtout le kralievitj Marko. — « Prince de Prilip, notre peuple chante incessamment dans ses rapsodies ta puissante buzdovane; mais, au lieu de la massue, tu ferais mieux, Marko, de prendre une fine plume de corbeau, et tu te mettrais alors à décrire ta langoureuse passion pour les appas de la belle jeune fille, afin de la décider à venir, dans ton château de Prilip, servir à toi d’épouse et à ta vieille mère de servante. » Marko s’excuse en disant qu’il a fait vœu à Dieu de ne jamais lancer sa buzdovane que pour briser la poitrine d’un ennemi. Alors l’inconnu, se tournant vers Ikonia, lui répète en riant : « Beauté sans pareille, un mari vieux vaut mieux que pas de mari, » et il lance à son tour la buzdovane dans les airs. Elle va si vite, qu’on ne l’entend pas même siffler, et, après avoir dépassé de beaucoup le but marqué par Ikonia, elle s’enfonce dans la terre en tombant jusqu’à la poignée. Le vieux Iug Bogdan félicite l’inconnu de sa prodigieuse force et lui demande pourquoi il ne s’est pas marié plus tôt. — « C’est, dit le vieillard, la faute de mes marraines, de mes belles-sœurs, de mes cousines et de mes tantes, qui n’ont pas eu le soin de me marier, et moi, pauvre garçon, je n’ai pas su me trouver une femme. Or, précisément aujourd’hui, à l’instant juste où j’atteins ma centième année, voilà que je vais conquérir la belle Ikonia : celle qui n’a pas de rivale sous le soleil, ce sera moi, vieillard centenaire, qui l’obtiendrai, à la honte
- ↑ Massue de chêne armée de clous.