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l’événement peut n’être pas éloigné[1]. » Dans l’hypothèse de l’événement qu’il prédit avec tant d’obstination et qu’il croit si prochain, l’empereur déclare péremptoirement ce qu’il ne veut pas. Il ne veut pas que Constantinople soit jamais au pouvoir d’aucune grande puissance; il ne permettra jamais qu’on tente de reconstruire un empire byzantin, ni que la Grèce obtienne une extension de territoire qui en ferait un état puissant; encore moins souffrira-t-il que la Turquie soit morcelée en petites républiques, destinées à servir d’asile aux Kossuth, aux Mazzini et aux autres révolutionnaires de l’Europe. Plutôt que de subir de tels arrangemens, il fera la guerre et la continuera tant qu’il lui restera un soldat et un fusil. Voilà ce que l’empereur ne veut pas. Il insinue non moins clairement ce qu’il veut. Il serait peut-être forcé de s’établir à Constantinople, non comme propriétaire, mais comme dépositaire; on ferait de la Bulgarie et de la Servie, aussi bien que des principautés danubiennes, des états indépendans sous la protection de la Russie; quant à l’Angleterre, si elle acceptait le partage, l’empereur lui laisserait prendre l’Egypte et Candie. Enfin, dans le mémorandum même de M. de Nesselrode, du 21 janvier 1853, document moins net et plus réservé que les épanchemens intimes de l’empereur Nicolas avec sir Hamilton Seymour, l’affaire des lieux-saints est signalée comme une cause possible et prochaine de chute pour l’empire ottoman. « Sans parler des causes toujours croissantes de dissolution, dit le mémorandum, que présente l’état moral, financier, administratif de la porte, elle peut sortir de l’une au moins des deux questions mentionnées par le ministère anglais dans sa dépêche secrète (la question des lieux-saints). A la vérité, il n’y voit que de simples disputes qui ne dépasseraient pas la portée des difficultés dont s’occupe d’ordinaire la diplomatie; mais ce genre de disputes-là peut néanmoins amener la guerre, et avec la guerre les conséquences qu’en appréhende l’empereur : si, par exemple, dans l’affaire des lieux-saints, l’amour-propre et les menaces de la France, continuant à peser sur la porte, obligent celle-ci à nous refuser toute satisfaction, et si, d’un autre côté, le sentiment religieux des Grecs orthodoxes, outragé par les concessions faites aux Latins, soulève contre le sultan l’immense majorité de ses sujets. » Volonté, plan, prétexte, tout était donc prêt du côté de la Russie pour la dissolution et le partage de l’empire ottoman.

Le monde européen a traversé à son insu une formidable crise, tandis que ces ouvertures de l’empereur Nicolas cheminaient secrètement de Saint-Pétersbourg à Londres. La liberté du continent a été un instant suspendue à la réponse du gouvernement anglais. Après cette révélation, il ne restera plus trace, nous l’espérons, dans

  1. Communications relatives à la Turquie, etc., n° 15.