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les instrumens de la Russie, les complices d’un mouvement qui ne ferait que changer leur joug. Quant à leur rêve d’un empire byzantin, quant à l’extension de la Grèce actuelle, c’est le tsar lui-même qui le leur dit, il risquerait son dernier homme et son dernier mousquet plutôt que de la permettre. La Russie veut se servir de l’identité de religion pour protéger les Grecs ; elle ne veut pas les faire vivre comme peuple capable de rivaliser avec elle. Le malheur de ces populations, c’est de se jeter en dehors de toutes les limites du possible. Ne croyez point qu’elles soient satisfaites des réformes annoncées dans leur condition civile et politique ; il se trouve même, chose singulière, que quelques-unes de ces réformes n’atteignent pas complètement leur but ; nous n’en citerons qu’un exemple : l’impôt de la capitation qui pèse sur les Grecs a pour effet de les exempter du service militaire. La suppression de l’impôt les laissera soumis au recrutement, ce qui sera peut-être une charge plus lourde encore. Tout cela prouve ce qu’il peut y avoir de difficultés à rapprocher et à concilier tant d’élémens discordans ; mais au fond les populations grecques ne sauraient aujourd’hui méconnaître leur véritable intérêt, qui lie leur cause à celle de l’Occident. Entre la Russie et les Grecs, il y a la communauté de religion ; mais il y a désormais l’abime d’une déclaration de guerre à l’indépendance de leur race, et ce fait seul peut être une lumière pour les puissances européennes. Il en résulte qu’en travaillant à élever la condition des populations chrétiennes de l’Orient, en développant parmi elles la civilisation, en se servant de leur influence sur le divan pour multiplier les améliorations intérieures, les puissances de l’Europe travaillent en réalité à fortifier les élémens destinés à opposer une barrière à la Russie. Ainsi donc se développe cette terrible question, compliquée par l’incertitude des uns, par les insurrections des autres, et toujours ramenée dans son essence à ces termes simples et redoutables d’une lutte décisive entre la Russie et les deux puissances de l’Occident, l’Angleterre et la France, jusqu’ici seules engagées dans la guerre actuelle.

Que la guerre, vue jusqu’ici seulement en perspective, mais maintenant ouvertement déclarée, puisse avoir son effet sur l’ensemble des transactions du commerce et de l’industrie, sur les opérations du crédit public, cela ne saurait surprendre : rien n’est plus délicat dans ses ressorts que toute cette vie industrielle ; mais pourquoi n’y aurait-il pas aussi dans les intérêts cette émulation généreuse de patriotisme qui consiste à porter sans fléchir le poids des grandes situations ? Les intérêts ont joui d’une paix de quarante années qu’ils ont glorifiée et rendue plus chère : ils ont eu les bénéfices de cette paix ; pourquoi céderaient-ils aux paniques d’une crise, au lieu de faire de leur fermeté même et de leur développement persistant une garantie nouvelle de force et de sécurité ? Il se trouve qu’en suivant leur cours régulier, les intérêts ne concourraient pas seulement à un but patriotique, ils seraient habiles pour eux-mêmes et serviraient leur propre cause. Ils soutiendraient virilement la lutte, pour voir leur essor doublé sous une paix victorieuse et plus sûre. Tout d’ailleurs ne semble-t-il pas disposé pour laisser aux intérêts leur libre activité, et pour qu’ils aient à craindre le moins possible ? La guerre existe sans doute avec la Russie ; mais sur tous les autres points la paix règne, la mer reste libre. Les États-Unis viennent de déclarer qu’ils ne délivreront pas de lettres de marque ; l’Angleterre et la France, en adoptant en commun