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étrangers à la connaissance de sa langue et de sa littérature. Cependant, sans ces notions préalables, comment savoir ce qu’elle fut autrefois, lorsque dans des temps meilleurs elle avait l’exercice et la conscience de son individualité ? Comment distinguer ses qualités et ses défauts naturels de ceux que lui ont imposés la conquête et l’oppression, et, par l’étude du passé, éclairer le tableau de sa situation présente ? Les croyances religieuses des Arméniens, la forme du dogme chrétien qu’ils ont adoptée ne sont pas mieux comprises et ont toujours été exposées d’une manière inexacte. L’auteur récent des Lettres sur la Turquie, M. Ubicini, dans sa classification des populations de l’empire ottoman, associant deux élémens aussi disparates, aussi inconciliables que le feu et l’eau, n’a-t-il pas confondu les Arméniens et les Grecs dans une même communion, professant ce qu’il appelle le schisme d’Eutychès[1] ? Double erreur, puisque l’église arménienne et l’église grecque rejettent également l’hérésie de l’archimandrite constantinopolitain, et la condamnent par un anathème formel.

Dans le cercle beaucoup plus restreint et tout spécial de l’érudition orientale, l’Arménie n’a point encore pris la place qui lui appartient; sa littérature, si riche en ouvrages historiques, et qui est l’expression la plus savante de l’Orient chrétien, a été négligée par les philologues européens, et cette indifférence, qui a pour cause première l’exclusion de l’arménien du nombre des idiomes dont l’intelligence était jugée autrefois nécessaire à l’exégèse biblique, se prolonge encore, quoique la science, élargissant le champ de ses investigations, aspire à y faire entrer l’universalité des langues asiatiques.

Pour étudier les Arméniens, les matériaux ne manquent pas; leurs livres, leurs brochures, leurs journaux, fournissent à celui qui voudra y recourir d’amples et authentiques renseignemens. S’ils ont perdu depuis plusieurs siècles leur existence nationale et leur autonomie, ils ont su, presque partout où ils sont dispersés aujourd’hui, révéler et exercer leur activité, conquérir une part souvent très grande d’influence ou de considération, ici par des services militaires, là par leur capacité industrielle, par leur habileté à concentrer et à manier de grands capitaux. C’est ainsi que dans l’empire ottoman, à une époque où un dur servage pesait encore sur eux, on les a vus porter

  1. Deuxième édition, p. 25, Paris, 1853. — Les auteurs arméniens de tous les temps sont unanimes pour attester que leur église nationale et officielle a toujours condamné Eutychès. Les passages de ces auteurs ont été rassemblés dans un ouvrage intitulé : Exercice de la foi chrétienne suivant la doctrine de l’église orthodoxe d’Arménie, par M. le professeur Messér. Ce livre, qui a paru à Moscou en 1850, est revêtu du sceau et de l’approbation du catholicos ou patriarche universel des Arméniens, Mgr Nersès. A peine est-il besoin de rappeler que les Grecs repoussent pareillement l’eutychianisme, puisque l’église orientale admet les sept premiers conciles œcuméniques, et que l’auteur de cette hérésie a été anathématisé par le quatrième, celui de Chalcédoine, tenu en 451.