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quatre-vingt-dixième année. Avant que l’âge eût affaibli ses facultés[1], il était regardé comme un homme d’une grande portée politique, très entendu aux affaires, et dont la haute expérience s’était formée au milieu des complications où s’est trouvé son pays pendant la guerre de la Russie contre la Perse en 1827-1828. Élève de la nature et ne devant rien qu’à lui-même, il était surtout remarquable, au dire des personnes qui l’ont approché, par la fermeté de son caractère, par un empire absolu sur lui-même et par une imperturbable présence d’esprit. Lors de cette guerre, il seconda les Russes de toute son influence sur ses compatriotes des khanats d’Erivan et de Nakhitchévan, toujours à côté du général en chef Paskévitch, la nuit couchant sous sa tente, le jour marchant à la tête des colonnes russes la croix à la main. La haine des Arméniens contre la Perse, l’espérance qu’ils avaient mise en la Russie comme puissance chrétienne, furent les mobiles principaux qui le firent agir. Pour l’en récompenser, l’empereur lui envoya les insignes en diamant de l’ordre de Saint-Alexandre Newsky. Cependant Nersès était lié avec le général Krasovsky, qui servait dans l’armée d’Asie, et qui s’entendait assez mal avec Paskévitch. Cette intimité finit par amener une rupture entre le prélat arménien et le général en chef, qui adressa à Saint-Pétersbourg des rapports où ce dernier était représenté comme un homme dont le zèle apparent cachait des sentimens douteux. Ces rapports le firent disgracier. Quoique désigné par le vœu unanime de la nation pour succéder au catholicos Ephrem, qui venait de mourir, il dut se résigner à se voir préférer son compétiteur Jean par l’empereur, et lui-même dut quitter Tiflis pour aller occuper le siège de la Bessarabie, en remplacement de l’archevêque Grégoire. Ce n’est que quelques années plus tard que l’empereur, cédant aux instances de M. le comte Perovski, ministre de l’intérieur et chargé du département des cultes étrangers, consentit enfin à l’élever à la dignité patriarcale.

Toutes les suppositions qui ont été mises en avant pour expliquer cet exil pourraient difficilement être justifiées. On a cru à un mécontentement de sa part pour un déni de garanties en faveur de l’église arménienne, et on lui a attribué par suite un refus de s’employer à la fusion de cette église avec celle de Russie et de la soumettre au synode de Saint-Pétersbourg; mais les faits contredisent formellement cette hypothèse. À cette époque, Nersès n’était point encore

  1. On a fait courir dernièrement le bruit que les Russes, mécontens de Nersès dans les circonstances actuelles, l’avaient chassé de son siège et mis en prison. Son extrême vieillesse, qui lui interdit aujourd’hui tout rôle actif, rend cette nouvelle invraisemblable. Ce qu’il y a de plus certain, c’est que la Russie, pour qui il n’est plus qu’un instrument inutile, aspire à le voir se démettre de ses fonctions, et à le remplacer par un successeur jeune et plus propre à seconder ses vues.