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si divers, je pourrais dire disparates et même, à l’égard de quelques-uns, dangereux pour des esprits neufs et inexpérimentés comme le sont encore les Arméniens, percent une direction d’études plus spontanée qu’éclairée, un goût plus vif que réfléchi. En effet, si le roman philosophique, si celui qui a pour objet de peindre dans leur généralité les sentimens du cœur humain et les scènes de la nature, peuvent être transportés, sans rien perdre de leur saveur, dans un idiome étranger, il n’en est pas de même des œuvres d’imagination, où le cachet d’une société particulière s’est fortement empreint. Les romans de MM. Alexandre Dumas et Eugène Sue ont une couleur trop exclusivement française pour réussir dans une langue comme l’arménien moderne, sur laquelle a déteint la civilisation turke, et dont les allures sont tout orientales.

Comme imitation, les Arméniens n’ont donné que des ébauches assez imparfaites, mais précieuses pour nous à étudier, parce que le fond, sinon la forme, leur en appartient en propre. Dans un récit, qui, sous le titre de Khosrov et Makrouhi, retrace les aventures de deux amans malheureux, l’auteur, après avoir essayé dans sa préface de juger et de classer nos romanciers, à partir de Mme Cottin et Lesage jusqu’à Chateaubriand, Balzac, Soulié et M. Alexandre Dumas, semble avoir pris pour modèle, dans sa narration, la manière de l’auteur d’Atala et de René. Mais une composition dont les peintures et les personnages sont essentiellement nationaux, et qui reflète une des faces de la société arménienne de Constantinople, est celle qui a pour héroïne une jeune fille du nom d’Akabi. Ce roman écrit en turk, qui est le dialecte usuel des Arméniens ottomans, et imprimé en caractères arméniens, s’adresse aux classes populaires et a été inspiré par une pensée de polémique religieuse; c’est un véritable pamphlet destiné à servir l’antagonisme des grégoriens contre les uniates. Akabi appartient à la communion dissidente; son amant est catholique, et tous les deux sont sous le poids des entraves que le primat, représentant du saint-siège, impose aux mariages mixtes. Celui-ci est représenté comme recourant aux manœuvres les plus odieuses pour empêcher cette union, au point que la jeune fille désespérée met fin à son existence par le poison, et que son amant ne tarde pas à succomber à ses regrets. Quoique ce roman soit sans valeur littéraire, et que la trivialité du style et l’irrégularité du plan, coupé par d’oiseuses digressions, trahissent une plume tout à fait inexpérimentée, la passion qui l’a suggéré a fait sa fortune; malgré les prohibitions de l’autorité religieuse, il a eu des milliers de lecteurs. Le Boschbogaz résaléssi (Histoire d’un Bavard ou d’un Diseur de riens), qui a vu le jour il y a deux ans, est un roman né de la même pensée hostile qui a dicté le précédent, une caricature des Arméniens