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la construction du pont du Grand-Vay, de leur tracer sur le côté de la presqu’île qui offre des pâturages et un climat analogue à la Hollande le plan d’une ville qu’on nommerait Batavia. La Luzerne rejeta ce projet utile à l’humanité et à la France, justement parce qu’il était grand propriétaire riverain des Vays; il prévit qu’une colonie aussi laborieuse bornerait les conquêtes que lui-même faisait en petit tous les ans sur la mer, et pour l’appât de quelques milliers de livres et de quelques arpens de prairies de plus, cet homme déjà riche de 100,000 livres de rente sacrifia l’établissement des Hollandais, la salubrité de ses voisins, la globe et l’avantage de sa patrie[1]. »

La révolution mit bientôt hors de cause les bannis, le projet, le ministre et sa terre. « C’est la seule grande tentative de Dumouriez, ajoute le narrateur avec un peu de vanité, qui ait aussi complètement et irrévocablement échoué. » — Irrévocablement non. — Il n’y a de perdu que du temps, et la faute n’en est pas à M. de La Luzerne tout seul. On attaque aujourd’hui les Vays par des moyens plus sûrs que ceux de 1789, et quoi que fassent les coalitions d’intérêts et de préjugés, une valeur territoriale de 15 à 20 millions finira par s’ajouter à celles dont les produits alimentent déjà dans la baie un mouvement maritime de 36,000 tonneaux.


IV. LA HOUGUE. — SAINT-VAAST. — BARFLEUR.

Des Vays à La Hougue, de riches endiguemens à perfectionner, quelques dunes étroites à fixer, n’assignent de tâche à remplir qu’à l’agriculture; mais les trois lieues de côte de La Hougue à la pointe de Barfleur sont le siège d’un établissement maritime auquel le voisinage de celui de Cherbourg n’a pas enlevé toute son importance.

L’extrémité de la presqu’île du Cotentin oppose aux attaques de l’Océan un rempart de granit, qui, sur son revers oriental, embrasse dans ses dentelières les ports de Barfleur, de Saint-Vaast et de La Hougue. Cette espèce d’armure des terrains friables de l’intérieur est hérissée de roches sous-marines qui se prolongent au nord-est de la pointe de Barfleur : les courans du raz se précipitent au travers de ces bancs avec une vitesse de 4 à 5 mètres par seconde dans les marées des syzygies, ils bondissent sur leur dos, et quand les vents les prennent à contre-sens, la mer devient affreuse à une grande distance de la terre. Le cap de Barfleur est célèbre par les naufrages dont il a été le théâtre, à commencer par celui de la Blanche-Nef, dans lequel furent engloutis en 1129, avec la fleur de la noblesse de la Normandie, et presque sous les yeux de Henri Ier

  1. Mémoires de Dumouriez, l. II, ch. 5.