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leur père, qui les devançait, Guillaume et Richard, les deux petits-fils de Guillaume le Conquérant. Le récit de cet événement, qui couvrit de deuil les deux rivages de la Manche et porta le trouble dans la transmission de la couronne d’Angleterre, remplit comme un long gémissement les chroniques et les poésies du temps[1]. Un grand nombre de naufrages moins illustras ayant appelé sur le cap l’attention de Louis XIV, il y fit élever un phare en 1669 ; la tour en est à présent abandonnée, et depuis 1836 un feu à éclipses, dont la mer vient battre le pied, projette d’une hauteur de 72 mètres ses rayons tutélaires à dix lieues de distance.

À trois kilomètres au sud du phare, une église posée sur une pointe avancée domine une batterie rasante enveloppée d’une ceinture de roches aiguës et jette au travers du bruit des vents et des flots le son amical de ses cloches : elle signale l’entrée de la passe de Barfleur. Le port est un creux de six hectares ouvert dans le roc vif. Au temps où de nombreuses armées se transportaient sur des barques assez légères pour accoster les criques de ce rivage, il a joué un grand rôle dans nos guerres avec les Anglais. C’est ainsi qu’en 1003, Ethelred le Saxon y fit débarquer une armée de 40,000 hommes, qui devait lui ramener enchaîné Richard H, duc de Normandie, son beau-frère. Nigel, vicomte de Coutances, appela aux armes le Cotentin tout entier, enveloppa les Anglais, les tailla en pièces, et quand Ethelred demanda le duc Richard aux premiers messagers échappés du massacre : « De duc, répondirent-ils, nous n’en avons point vu ; c’est bien assez pour notre perte d’avoir eu sur les bras la population furieuse d’un seul comté. Nous n’avons pas seulement trouvé des hommes terribles les armes à la main, mais encore des femmes guerrières qui font jaillir sous les coups de leurs bâtons à porter les cruches les cervelles de leurs ennemis[2] : c’est surtout par elles que vos soldats ont été détruits. » Le beau sexe de la côte n’a pas cessé d’être remarquable par ses grâces robustes, et si dans les siècles suivans les Anglais n’ont pas toujours été reçus dans le Cotentin comme en 1003, il ne faut pas oublier que la conquête de la Grande-Bretagne par Guillaume de Normandie avait changé la nature des rapports entre les deux pays, et que la légitimité des liens établis par le droit féodal n’était point contestée à cette époque. La valeur militaire du port de liai-fleur a beaucoup diminué quand le matériel naval s’est transformé, et son commerce se réduit aujourd’hui à fournir des navires et des matelots à des places plus

  1. Orderic Vital, Historia Ecclesiastica, l. XII. La Blanche-nef s’est perdue sur la roche de Quillebeuf, qui gît à 1,600 mètres au nord du chenal de Barfleur.
  2. « ….. Sed et fœminæ pugnatrices robustissimos quosque hostium vectibus hydriarum suarum excerebrantes. » (Gulielmus à Ginsagiis.)