Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/308

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour un moment de dessus trois d’entre eux leur humide linceul. Le lendemain matin, les Anglais entrèrent en force avec le flot dans le port de La Hougue et brûlèrent les six derniers vaisseaux. Ce fut non une bataille, mais une exécution.

En résumé, des 44 vaisseaux commandés par Tourville, 20 ayant passé par le Raz-Blanchard, gagnèrent Saint-Malo et n’y furent point attaqués; 7 entrèrent à Brest avec M. de Gabaret; 5 échoués dans l’anse de Cherbourg y furent brûlés par 17 vaisseaux et 8 brûlots ennemis; 12 le furent à La Hougue par 57 vaisseaux aidés de brûlots[1]. Pas un seul ne fut pris.

Telle fut la bataille de La Hougue[2]. De tous les événemens du règne de Louis XIV, aucun n’eut en Europe un plus grand retentissement, et les braves qui succombèrent sous le nombre eurent beau couvrir leur défaite de gloire, elle n’en fut pas moins le commencement du déclin de l’astre du grand roi. Cette catastrophe apprit à tout le monde ce que le cardinal de Richelieu prévoyait dès 1639, que, faute d’un refuge dans la Manche, nous pouvions y perdre en vaisseaux au-delà de ce qu’il en eût coûté pour le créer. L’attention était attirée sur la rade de La Hougue; Vauban reçut ordre d’y jeter les fondemens d’un grand établissement maritime et militaire.

De la pointe de Saint-Vaast, où s’enracine aujourd’hui la jetée qui se dirige à l’est vers l’île de Tatihou, la formation granitique se prolonge au sud par la roche sauvage qui porte le nom de La Hougue. C’est de la crête de cette roche que Jacques II contempla dans le lointain la bataille dont sa couronne était l’enjeu. En arrière est un vaste et bon échouage ouvert au sud, et, quoiqu’il semble menacé d’envasement par les remous du raz de Barfleur, on peut conclure

  1. Les vaisseaux brûlés à La Hougue étaient l’Ambitieux, le Bourbon, le Fier, le Fort, le Foudroyant, le Gaillard, le Magnifique, le Merveilleux, le Saint-Louis, le Saint-Philippe, le Terrible, le Tonnant.
  2. Voici comment en parle Saint-Simon : « Le roi d’Angleterre était sur les côtes de Normandie, prêt à passer en Angleterre, suivant le succès. Il compta si parfaitement sur ses intelligences avec la plupart des chefs anglais, qu’il persuada au roi de faire donner la bataille, qu’il ne crut pouvoir être douteuse par la défection de plus de la moitié des vaisseaux anglais pendant le combat. Tourville, si renommé par sa valeur et sa rapacité, représenta par deux courriers au roi l’extrême danger de se lier aux intelligences du roi d’Angleterre, si souvent trompées, la prodigieuse supériorité des ennemis et le défaut de ports et de tout lieu de retraite si la victoire demeurait aux Anglais, qui brûleraient la flotte et perdraient le reste de la marine du roi. Ses représentations furent inutiles : il eut ordre de combattre fort ou faible, où que ce fût. Il obéit; il fit des prodiges, que ses seconds et subalternes imitèrent; mais pas un vaisseau ennemi ne mollit et ne tourna. Tourville fut accablé du nombre, et quoiqu’il sauvât plus de navires qu’on ne pouvait espérer, tous furent perdus ou brûlés après le combat de La Hogue. Le roi d’Angleterre, du bord de la mer, voyait le combat, et il fut accusé d’avoir laissé échapper de la partialité en faveur de sa nation, quoique aucun d’elle ne loi eût tenu les paroles sur lesquelles il avait emporté de faire donner le combat. » (Mémoires, t. Ier, ch. II.)