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les comprendre. C’est ce qu’oublient trop souvent les juges passionnés qui maudissent la couleur au nom de la ligne, ou qui maudissent la ligne au nom de la couleur. Il faut donc, à mon avis, demander à chacun ce qui appartient à sa nature, et non pas ce qui appartient à une nature toute diverse.

Ces prémisses une fois posées, si notre tâche demeure encore fort délicate, elle est du moins simplifiée. Il y a vingt-sept ans, quand M. Ingres découvrit l’Apothéose d’Homère, un cri unanime d’admiration accueillit cette œuvre savante. Ceux mêmes qui ne partageaient pas les doctrines du maître ne purent méconnaître tout ce qu’il y a de sublime et d’ingénieux dans cette vaste composition, et je rapproche à dessein ces deux épithètes, qui semblent se contredire. C’est qu’en effet dans l’Apothéose d’Homère il n’y a pas moins de finesse que de puissance. Il faut donc remercier l’administration municipale d’avoir demandé à M. Ingres l’Apothéose de Napoléon, car personne parmi nous n’était mieux que lui préparé par les études de toute sa vie, par les habitudes de son esprit, à l’expression d’une telle pensée.

L’artiste a-t-il réalisé toutes les espérances éveillées par son génie, et surtout par l’Apothéose d’Homère ? — Cette question mérite un sérieux examen et ne veut pas être décidée à la légère. Et d’abord, s’est-il bien pénétré de la nature même du sujet qu’il avait accepté ? Je sais qu’en pareille matière le doute seul est un blasphème pour ceux qui voient dans M. Ingres l’unique représentant des grands maîtres de la renaissance. Il faut pourtant se hasarder sur ce terrain glissant sous peine de prodiguer des paroles inutiles. Hésiter devant le péril serait se condamner au verbiage, supprimer le doute ne va pas à moins qu’à supprimer la discussion ; or, si nous essayons de caractériser l’apothéose envisagée d’une façon générale, il nous semble impossible de la concevoir autrement que l’Apothéose d’Homère. En d’autres termes, la transformation d’une créature humaine en créature divine par la toute-puissance de la poésie équivaut pour nous à l’admission de cette créature parmi les êtres du même rang. Si dans l’Apothéose d’Homère cette donnée générale subit une légère altération, si l’auteur immortel de l’Iliade et de l’Odyssée ne semble pas entouré de ses pairs, mais de ses descendans, de ses élèves, l’idée que je viens d’exprimer n’en demeure pas moins vraie. Eschyle, Shakspeare, Virgile et Milton, Mozart et Gluck servent à caractériser la divinité intellectuelle d’Homère, Sans ce cortège harmonieux, sans cette cour mélodieuse, nous aurions peine à concevoir l’apothéose du poète par excellence. Eh bien ! le peintre qui avait si habilement compris la transfiguration d’Homère a-t-il eu raison d’abandonner cette donnée, de s’engager dans une voie toute nouvelle ?