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rare, et que je loue avec bonheur. Tous ceux qui aiment l’art ramené à ses élémens les plus purs doivent se réjouir en présence de telles œuvres, car les pensées écrites d’un pareil style ne se comptent pas aujourd’hui par centaines. Pour ma part, j’ai ressenti en contemplant toutes les parties de cette apothéose une joie que je n’avais connue qu’en présence des œuvres de l’art grec. Il y a dans l’exquise délicatesse, dans l’irréprochable pureté avec laquelle M, Ingres a su réaliser sa volonté un charme si puissant, que je m’explique sans peine l’indulgence d’une certaine classe de spectateurs pour les défauts poétiques de la composition. Tout entiers au plaisir que leur donne l’harmonie linéaire, ils oublient d’interroger la pensée même que cette harmonie traduit à leurs yeux.

J’aime à croire que le style de cette œuvre exercera sur la génération nouvelle une action salutaire. Il y a dans la forme excellente dont l’auteur a revêtu sa pensée un enseignement qui ne doit pas être perdu. Depuis les grands maîtres de la renaissance, personne n’a concilié avec un égal bonheur la science et la beauté; c’est un mérite qui frappera tous les yeux exercés. Le seul embarras que j’éprouve, c’est de louer dignement cette forme excellente. Envisagée sous cet aspect, l’Apothéose de Napoléon est un service éclatant rendu à l’art contemporain. Depuis vingt ans, en effet, dans la peinture et la statuaire, le style a été trop négligé. On s’est trop souvent contenté de pensées indiquées plutôt que rendues, en d’autres termes on s’est contenté d’un art incomplet. Nous avons vu applaudir des œuvres très louables quant à l’intention, mais qui n’avaient rien de définitif. L’Apothéose de Napoléon n’abandonne rien à la conjecture. C’est une pensée très nettement conçue, exprimée fidèlement et complètement. Or personne n’ignore l’intervalle immense qui sépare l’indication de l’expression. C’est pourquoi, malgré les réserves que j’ai dû faire pour la question poétique, je considère le tableau de M. Ingres comme un événement capital. Qu’on accepte ou qu’on répudie mon sentiment sur la composition proprement dite, je ne pense pas qu’il soit possible de contester le rang que j’assigne à cette œuvre sous le rapport du style. Il y a parmi nous plus d’un peintre capable de concevoir sur cette donnée quelque chose de séduisant; je ne crois pas qu’il y en ait un seul en état de traiter le sujet avec la même élévation. Il est donc permis d’affirmer que l’Apothéose de Napoléon arrive à propos pour rappeler aux imaginations égarées l’importance du style, et non-seulement je nourris la ferme espérance qu’elle réagira contre les habitudes de notre école, mais encore je crois qu’elle redressera le goût de la foule. Les louanges très légitimes prodiguées à cette œuvre par tous les connaisseurs, et par les artistes mêmes qui ne partagent pas les