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parties de l’œuvre n’enlève rien à la gravité du reproche. Qu’il s’agisse en effet d’un tableau, d’un groupe ou d’un poème, quel que soit le génie ou le talent de l’auteur, l’unité sera toujours une des conditions fondamentales de l’émotion. Aussi voyez ce qui arrive devant le plafond de M. Ingres : après avoir admiré le héros, le spectateur se demande ce que signifient les figures placées dans la partie inférieure de la toile, et lorsqu’il les a comprises, il s’adresse involontairement une nouvelle question : par quel lien mystérieux se rattachent-elles à l’Apothéose de Napoléon ! Question insoluble, à mon avis du moins. Quelle que soit la valeur de cette seconde composition, il est hors de doute qu’elle distrait l’attention de la première. Or, je ne pense pas que personne puisse contester le danger de cette double impression. On aura beau vanter l’élégance et la grandeur qui respirent dans toutes les parties de la toile, on n’arrivera jamais à prouver que l’artiste n’eût pas agi plus sagement en se renfermant dans les limites de son sujet.

Au point de vue poétique, mes objections sont donc de deux natures. M. Ingres nous montre le triomphe et non l’apothéose de Napoléon. En second lieu, il ne s’est pas tenu au sujet principal, et a greffé sur l’idée première une idée dont je n’entends pas contester la valeur, mais qui nous emporte bien loin de l’apothéose et du triomphe. L’apothéose nous ravit dans une région calme et sereine; l’Anarchie terrassée par Némésis nous ramène sur la terre. Je m’étonne qu’un homme d’un goût aussi délicat, aussi pur, soit tombé dans une telle faute. Un esprit qui a vécu si longtemps dans le commerce familier de l’antiquité doit mieux que personne comprendre toute l’importance de l’unité. Les Grecs, qui nous ont légué tant de beaux modèles en tous genres, n’ont jamais méconnu cette condition fondamentale, et si le témoignage de l’antiquité ne suffisait pas pour justifier ma pensée, je n’hésiterais pas à invoquer contre l’auteur du nouveau plafond les œuvres mêmes qu’il a signées de son nom, car elles se recommandent par l’unité aussi bien que par l’élégance.

Si maintenant nous abandonnons la question purement poétique pour aborder la question du style, notre tâche deviendra plus facile et plus douce. Ici, en effet, nous n’avons que des éloges à donner; il est impossible d’imaginer, de rêver, de souhaiter un style plus élevé que le style de cette Apothéose. L’expression de toutes les têtes est d’une justesse et d’une grandeur qui ne laissent rien à désirer. Tous les détails sont traités avec un soin scrupuleux auquel par malheur nous ne sommes pas habitués. L’auteur, sévère pour lui-même, n’oublie jamais le respect qu’il doit au public; il ne sous-entend rien, n’ébauche rien; il sait d’avance toute la portée de sa pensée, il prévoit la forme qu’il va lui donner, et ne laisse rien à deviner : mérite bien