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mais pour donner à notre pensée personnelle plus d’évidence et de clarté. C’est ainsi que M. Ingres comprend la tradition; l’harmonie et la pureté qui éclatent dans toutes ses œuvres ne sont pas de simples souvenirs. Il parle avec bonheur, avec fierté la langue du passé, mais il exprime des idées qui lui appartiennent. Pour lui, la tradition n’est pas l’immobilité, mais un mouvement glorieux qui commande un mouvement nouveau. C’est un encouragement, une leçon. Or quelle valeur pourrait avoir une leçon qui condamnerait toutes les générations futures à jouer le rôle d’écho ? A quoi bon interroger la vie des générations qui ont disparu, si ce n’est pour vivre à notre tour d’une vie personnelle et active ? Ceux qui se vantent de comprendre et d’admirer M. Ingres et qui ne voient en lui que l’image du passé le méconnaissent et le calomnient à leur insu. Il continue le passé et ne le reproduit pas.

M. Delacroix lui-même, que des admirateurs égarés voudraient nous donner pour un homme nouveau, pour un artiste sans aïeux, respecte et continue le passé à sa manière. Seulement, au lieu d’interroger la Grèce, il interroge, il étudie avec ardeur Venise et Anvers. Il vit dans le commerce assidu de Rubens et de Paul Véronèse, au lieu de s’entretenir avec Phidias. Il est donc fils de la tradition aussi bien que M. Ingres; mais il a choisi dans l’histoire de l’imagination un moment plus rapproché de nous, dont il n’est ni l’image ni l’écho, qu’il admire et qu’il aime sans renoncer à son indépendance. Il emprunte la langue de Rubens et de Paul Véronèse, comme M. Ingres la langue de Raphaël et de Léonard de Vinci, pour exprimer ce qu’il a pensé. Les Noces de Cana et la Descente de Croix sont pour lui un enseignement, un conseil dont il profite habilement, tout en marchant dans la voie qu’il s’est frayée. Croire qu’il ne relève de personne, qu’il a la prétention de créer un art absolument nouveau, sans racines dans le passé, c’est lui faire un triste compliment. Tous les hommes d’une véritable valeur cherchent dans la tradition un modèle et un auxiliaire. A cet égard, MM. Ingres et Delacroix sont du même avis. Quelle que soit la diversité de leurs œuvres, sur ce terrain du moins ils se donnent la main, quoique leurs disciples ne paraissent pas s’en douter. C’est la seule comparaison que je veuille établir entre eux, la seule à mes yeux qui puisse offrir quelque intérêt. S’ils se séparent à l’heure de l’invention, ce n’est pas à nous de nous en plaindre, puisqu’ils offrent à notre admiration deux faces de l’art dont la réunion est la beauté suprême, la sévérité de la ligne et l’éclat de la fantaisie.


GUSTAVE PLANCHE.