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scène, il ne faut pas seulement avoir pu disposer, longtemps et à loisir, des archives des affaires étrangères, avoir puisé à pleines mains dans des dépêches inexplorées : il faut quelque chose de plus : il faut avoir fait soi-même des dépêches, des dépêches qui seront un jour de l’histoire. On ne comprend ainsi qu’une langue qu’on a parlée. M. Guizot a donc tout lieu de s’applaudir de s’être interrompu et d’avoir abordé si tard la seconde partie de son œuvre. Sans cet ajournement, sans ces renforts que lui ont apportés et la pratique du pouvoir et tout simplement aussi l’expérience et le temps, jamais il n’eût franchi avec un tel bonheur un pas si difficile. L’infériorité du sujet aurait apparu malgré lui, l’ouvrage aurait semblé faiblir, tandis qu’il n’est personne aujourd’hui qui, en lisant ces deux nouveaux volumes, ne soit forcé de convenir qu’ils sont en tout supérieurs aux premiers.

Il faut être juste pourtant et ne pas laisser croire que, dans ces dix années de république et de protectorat, il n’y ait pour l’historien qu’un terrain nu et monotone, une plaine sans accidens, rien à voir, rien à raconter, aucun autre moyen d’éveiller la passion du lecteur que de lui déchiffrer des pièces diplomatiques ou de démêler les intrigues de sectes plus ou moins moroses. Si les grandes vicissitudes, les scènes imprévues, les tableaux à effet sont plus rares que sous la monarchie, en pleine guerre civile, de temps en temps encore l’occasion se présente de peindre et d’émouvoir, et M. Guizot, comme on pense, ne tarde pas à s’en saisir. Nous ne savons rien par exemple, dans toute la vie du roi Charles, qui prête mieux au récit et au drame que les aventures de son fils pendant sa triste expédition d’Ecosse. Les batailles de Dunbar et de Worcester ne sont pas de moins chaudes journées que celles de Newbury et de Marston-Moor, et le vaincu de Naseby ne fut jamais peut-être en condition plus misérable, plus digne d’intérêt et de pitié que ce jeune homme, couronné roi par un parti qu’il déteste, otage dans son camp, prisonnier dans sa propre armée, s’évadant au galop dès que la porte s’ouvre, pour échapper et aux théologiens qui l’assiègent, et aux jeûnes et aux sermons, les seuls plaisirs de sa royauté. Puis, quand il a perdu sa dernière espérance, son dernier gentilhomme, quel sang-froid, quel esprit, quel calme, quel courage ! Le malheur lui sied comme à son père. Cette fuite, ces alertes, ces nuits sous l’abri d’un chêne, ces travestissemens, ces dangereux dialogues, ces comédies si bien jouées, tout dans cet épisode est mouvement, variété, surprise. C’est de la vérité plus animée, plus colorée qu’une fiction. Aussi les peintres et les poètes s’en sont-ils emparés souvent. Pour l’historien, l’art consistait à rajeunir ces détails si connus, à être bref en ne supprimant rien, et c’est là ce qui nous émerveille dans le récit simple et rapide que nous avons sous les yeux.