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bien souvent passer sous les yeux de M. Guizot, et qu’il doit y chercher sans cesse un modèle et des leçons, nous le verrions à la manière dont il s’efface en produisant ses personnages, et au soin qu’il prend de les laisser toujours se peindre eux-mêmes dans son récit.

Ne lui demandez donc pas quel homme fut Cromwell, s’il était hypocrite ou croyant, s’il était l’un et l’autre, et dans quelle juste dose se combinaient en lui le politique et le sectaire. On peut sur cette thèse faire une anatomie savante, ingénieuse; on peut parler disertement : ce sont plaisirs de moraliste, de philosophe. M. Guizot, tout comme d’autres, pourrait à l’occasion s’en donner le passe-temps; mais ce n’est pas le lieu. Il n’est ici qu’historien. Ce que vous lui demandez, ce n’est pas lui qui le peut dire; seulement, quand vous aurez lu son livre, vous le saurez mieux que s’il vous l’eût dit, vous le saurez comme on sait les choses qu’on a soi-même observées. Vous garderez dans la pensée, vous aurez devant les yeux un être réel et vivant, plein de contradictions, mais de contradictions vivantes elles-mêmes. Et ce n’est pas seulement Cromwell qu’il vous fait entrer ainsi dans l’esprit, ce sont tous ces autres hommes qui l’approchent ou qui l’entourent, Vane, Blake, Witelocke, Ireton, Harrison, Bradshaw, etc., figures si diverses malgré leur air de famille. Soit de profil, soit de face, tous ces hommes vous restent dans la pensée. A peine quelques mots de l’auteur en ont-ils indiqué les traits; le reste s’est fait sans lui : ils se sont gravés eux-mêmes dans votre souvenir.

Si M. Guizot s’interdit tout portrait de Cromwell, à plus forte raison s’abstient-il des parallèles et des comparaisons. Ce genre d’aperçu, il l’abandonne à ses lecteurs. A eux de juger, de comparer, de disserter, de discuter s’ils veulent. Sa tâche à lui est de ne voir, de ne connaître que les hommes et le temps dont il parle, sans jeter le moindre regard sur d’autres temps et d’autres hommes, sans que la moindre allusion rappelle et fasse apercevoir que c’est aujourd’hui qu’il écrit. Ses paroles, en un mot, ne portent pas de date. Cette méthode, nous l’avons déjà dit, est la seule vraie; elle seule donne à l’historien ce caractère d’indépendance et d’élévation qui assure à son œuvre la durée non moins que le succès. Le critique au contraire n’est pas astreint à cette gêne. Il est libre d’interroger et de rapprocher à sa guise les temps, les lieux, les personnes. Nous aurions donc ici le droit de nous donner carrière; mais on a tant parlé de Cromwell, si souvent et si bien : tant de brillans esprits, de critiques éminens, se sont exercés sur son compte, qu’en fait de commentaires, de réflexions et de dissertations, il nous semble prudent de laisser en repos ce mystérieux personnage. Nous voudrions seulement, avant de finir, quand nous l’avons encore tout frais dans la mémoire comme les pages de M. Guizot, quand nous venons