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mains, comme il a l’air de souffrir !... N’allons pas plus près, je vous en conjure, don José ; il me fait pitié et il me fait peur…

— Ah ! vraiment, c’est là le cacique ? dit à son tour Doña Marta. Je veux le voir de près maintenant qu’il n’est plus dans sa maudite pampa à caracoler comme les Maures d’autrefois dans la vega de Grenade… Allons, Antonina, ne sois donc pas si timide ; tu vas voir, niña, si j’aurai peur de lui parler, moi ?

— Il entend trop peu notre langue pour vous comprendre, tia, interrompit la jeune fille ; puis qu’avez-vous à lui dire ?

— Avec quelques mots et beaucoup de gestes, répondit doña Marta, j’en viendrai à bout.

Elle alla donc se poser tout droit devant le cacique, qui se tenait immobile, la tête courbée sur les genoux : — Hola ! hé ! jeune homme, me reconnaissez-vous ?

Le cacique ne parut ne rien comprendre, et doña Marta, lui touchant l’épaule de son éventail, reprit vivement : — Eh ! jeune homme, regardez-moi donc… là-bas, là-bas… dans la pampa, lui, elle et moi… pan, pan, pan… la mousqueterie… Ah ! les chances de la guerre, mon ami ! Vous êtes malheureux ici, je le vois bien… Allons, sans rancune ; croyez-moi ces sucreries que j’ai prises au dessert ; les matelots n’en goûtent pas souvent de pareilles, mangez-les sans compliment, cela vous fera du bien !...

La duègne faisait comme des badauds qui jettent des gâteaux sucrés au lion d’une ménagerie. Le cacique finit par lui lancer un regard qui signifiait : — Laissez-moi donc souffrir en paix !

— Comme vous voudrez monsieur le sauvage, dit alors la duègne, un peu piquée ; ce que l’un refuse, un autre l’accepte… Ché, petit mousse, viens ici, mon enfant, et avale-moi ces bonbons à la vanille !

Le mousse ne se fait pas prier pour croquer les sucreries que lui offrait doña Marta. — Eh bien ! demanda don José, la pantomime a-t-elle réussi ?

— A merveille, répliqua doña Marta, il nous a parfaitement reconnu tous les trois. Il est bien abattu, le pauvre diable, et tel que je le vois à présent, je n’aurais pas peu de lui quand je le rencontrerais en pleine nuit dans le sierra de Malaga.

Le lendemain matin, on enleva au cacique les fers qui emprisonnaient ses deux pieds. Le soir du même jour, la bordée dont les Indiens faisaient partie descendit pour aller se reposer. Une centaine d’Espagnols, auxquels se trouvaient mêlés environ cinquante Anglais et Portugais, montèrent sur le tillac. Le cacique avait remarqué la différence de langage et de physionomie qui distinguait à bord de l’Asia plus d’un mécontent comme lui. L’idée lui vint de sonder