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défonçaient les caisses d’armes placées à l’arrière du vaisseau, mais les sabres se trouvaient au fond de ces caisses, sous une masse de mousquets et de tromblons. Les Indiens rejetaient avec désespoir ces armes redoutables dont ils ignoraient l’usage et qu’ils ne touchaient qu’avec crainte. À la vue des officiers qui se dressaient au haut de l’escalier, tous reculèrent, à l’exception du cacique. Celui-ci cherchait à distinguer dans les ténèbres un ennemi digne de ses coups, et peut-être don José. Il s’avançait donc en se courbant, sans bruit, le long du bastingage, prêt à bondir sur sa proie, quand une décharge de plusieurs pistolets retentit tout à coup : les Espagnols, poussant droit devant eux, débouchèrent en masse sur le pont. Un profond silence succéda à cette mousqueterie, puis on entendit le bruit sourd de plusieurs corps pesans qui sautaient dans la mer. Le cacique, atteint en pleine poitrine, était venu rouler aux pieds de don José, et les dix autres Puelches, l’ayant vu tomber, s’étaient élancés par-dessus le bord pour se précipiter dans l’abîme où la mort les attendait. Ainsi une seule balle ayant porté juste mit fin à cette révolte qui avait coûté la vie à quarante Espagnols, officiers et matelots ; ainsi périt, à trois cents lieues des côtes de l’Amérique, cette poignée de sauvages commandée par un chef énergique. À bout d’humiliations et de souffrances, le cacique indompté eut au moins la consolation d’expirer avant d’avoir pu douter de son triomphe.

Quelques semaines après, le vaisseau l’Asia jetait l’ancre dans un port de la Galice. Doña Antonina et sa tante Marta se rendirent par terre à Grenade, sous l’escorte de don José ; les deux dames ne pouvaient plus se passer de lui. Peu de temps s’écoula avant que le jeune officier, retenu quelques jours à Séville par des affaires de famille, vînt rejoindre à Grenade celle qui était sa fiancée depuis la rencontre des Puelches dans la pampa. Le mariage d’Antonina causa bien un peu de dépit à la duègne, qui s’était flattée d’avoir inspiré au vaillant capitaine un tendre intérêt. Elle aimait à causer avec lui de la fameuse journée où elle avait perdu son éventail en rase campagne. Le bonheur de sa nièce lui suggéra l’idée de tenter aussi le mariage, t’n ancien militaire à barbe grise, à longue rapière, ne tarda pas à gagner toute sa confiance, et elle unit son sort au sien. Doña Marta n’eut pas toujours à se louer de son époux ; mais elle eut le bon esprit de ne conter ses peines à personne, et, quand elle passait sur l’alameda, donnant le bras à son mari, qui ressemblait assez au matamoro de la comédie espagnole, elle allongeait la pointe du pied, rejetait la tête en arrière et agitait son éventail avec tant de dignité, que l’on disait derrière elle : — Voyez comme cette dame a bon air ! Croirait-on qu’elle a passé quinze ans dans les Amériques ?…


Th. Pavie.