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Enfin, ajoutai-je, j’en suis là, mes amis : il est donc clair que je ne puis plus vivre.

Mademoiselle de Kerdic.

C’était clair en effet, attendu que la vie n’a d’autre fin, évidemment, que de cueillir les fleurs et d’aimer les dames… Un peu de sucre, monsieur de Comminges ?… et au bout de tout cela, vous ne vous tuâtes point, décidément ?

Le Comte, se récriant vivement, avec beaucoup de sérieux.

Pardon ! c’est-à-dire, je demeurai inébranlable dans ma résolution, et je l’aurais exécutée dès le lendemain, si cette soirée n’eût eu des suites tout à fait imprévues…

Mademoiselle de Kerdic.

Ah !

Le Comte.

Dans cette suprême expansion des adieux, j’avais osé confier à mes amis une bizarre pensée qui tourmentait parfois mon esprit, et qui touchait à la démence… Je songeais souvent en effet que j’aurais voulu vivre au temps de ces heureuses superstitions qui permettaient aux hommes l’espoir d’un amour surnaturel,… au temps des dieux et des nymphes,… des génies et des fées. (Il s’exalte.) Je sentais qu’alors je me serais rattaché à l’existence par l’ardente ambition d’une de ces rencontres mystérieuses,… d’une de ces liaisons enchantées qui charmèrent tour à tour les jeunes bergers de la Fable et les jeunes chasseurs des légendes… Oui,… une fée seule eût été capable encore de me faire espérer, aimer et vivre ! Je sentais que mon cœur, assouvi d’amour terrestre, pouvait se ranimer et palpiter encore sous un de ces regards étranges et plus qu’humains, au froissement de ces robes de vapeur, au contact de ces mains immortelles.

Mademoiselle de Kerdic.

Mais c’est de la folie !

Le Comte, froidement.

Je vous l’ai dit. — Le lendemain, dans la matinée, comme j’achevais d’écrire mes dernières dispositions, un inconnu remettait chez moi ce billet parfumé. (Il tire de son sein un billet qu’il donne à mademoiselle de Kerdic. — François est rentré en scène, et écoute.)

Mademoiselle de Kerdic.

Voyons donc. (Elle lit.) « Mortel, tu te crois un fou parmi les sages, et tu es un sage parmi les fous. Entre la terre et le ciel, il est une région intermédiaire peuplée d’êtres supérieurs à l’homme, inférieurs à la divinité. Je suis un de ces êtres. Je suis une fée. Tes secrets hommages m’ont touchée. Mon destin m’appelle loin d’ici. Mais de ce jour en trois mois, à la naissance du crépuscule, trouve-toi seul, si tu en as le courage, dans la vieille forêt armoricaine de