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à Venise. Les pédans seuls continuaient à ne pas être contens, et poursuivaient de leurs indignations grammaticales cette éblouissante boutade, à laquelle ils reprochaient des négligences d’harmonie et surtout ces terribles quintes que « notre immortel Cimarosa, disaient-ils, ne se serait, lui, jamais permises. » M. Beyle ne marchande pas les apostrophes à ces éplucheurs de notes, qui l’offusquent particulièrement, et dans le nombre, j’en choisis une : « Il y a dans chaque ville d’Italie vingt croque-notes qui pour un sequin se seraient chargés de corriger toutes les fautes de langue d’un opéra de Rossini. J’ai ouï faire une autre objection; les pauvres d’esprit, en lisant ses partitions, se scandalisent de ce qu’il ne tire pas un meilleur parti de ses idées. C’est l’avare qui traite de fou l’homme riche et heureux qui jette un louis à une petite paysanne en échange d’un bouquet de roses : il n’est pas donné à tout le monde de comprendre les plaisirs de l’étourderie. »

Quinze jours après la représentation de l’Italiana, Rossini, écrivant à sa mère, mettait sur la lettre cette suscription césarienne : All’illustrissima signora Rossini, madré del celebro maestro, in Pesaro. Cette lettre annonçait à la belle Anna Guidarini la visite de son fils bien-aimé. « Ah ! mon Joachim, s’écria la digne mère en l’embrassant, que te voilà devenu beau et grand ! On ne chante ici que ta musique, et je me sens la plus heureuse des femmes d’avoir mis au monde un pareil fils. » Cependant l’ivresse de ce joyeux retour fut interrompue par un incident qui pouvait avoir les plus funestes conséquences. Le jeune maestro, ayant atteint l’âge de la conscription, était sommé de se rendre sous les drapeaux. À cette nouvelle, la pauvre mère tomba en pâmoison. « Reprends courage, lui dit son fils en lui faisant respirer des sels; nous allons aviser au moyen de nous tirer de là. »

Il y avait alors à Milan, siège de la vice-royauté d’Italie, une personne à qui le prince Eugène n’avait rien à refuser. Rossini se rappela qu’une année auparavant cette personne avait été pleine de bontés pour lui-même; il lui écrivit. Le message produisit aussitôt l’effet qu’on en attendait, et le vice-roi ayant mandé son ministre de l’intérieur : « Vous voudrez bien, lui dit-il, pourvoir à ce que le maestro Joachim Rossini, en ce moment à Pesaro, sa ville natale, soit exempté du service militaire. Je ne prendrai pas sur moi d’exposer aux balles ennemies une existence si précieuse; mes contemporains ne me le pardonneraient pas, et la postérité non plus. C’est peut-être un médiocre soldat que nous perdons, mais c’est à coup sûr un homme de génie que nous conservons à la patrie. » Et le prince congédia son ministre en fredonnant le récitatif de la cavatine de Tancredi : O patria!