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l’amour-passion, ainsi que l’observe M. Beyle en très judicieux physiologiste, et les anecdotes significatives ne manquent pas à l’appui de cette remarque. « A Bologne, raconte M. Beyle, le pauvre Rossini eut un embarras plus sérieux que celui des pédans. Sa maîtresse de Milan, abandonnant son palais, son mari, ses enfans, sa réputation, arriva un beau matin dans sa petite chambre d’auberge plus que modeste. Le premier moment fut de la plus belle tendresse ; mais bientôt parut aussi la femme la plus célèbre et la plus jolie de Bologne, la princesse C… Rossini se moqua de toutes deux, leur chanta un air bouffe et les planta là[1]. » Ceci me rappelle l’histoire d’un illustre diplomate allemand qui, lui non plus, n’était point fort pour l’amour-passion. Une belle dame qu’il avait adorée, et à laquelle il avait même laissé les gages les plus compromettans de sa tendresse, apprend un jour qu’il est subitement parti en mission pour la France. A l’instant la duchesse commande des chevaux de poste et s’élance sur la trace du fugitif, qu’elle parvient enfin à rejoindre à Paris à l’hôtel des Princes. Le diplomate était en train de se faire la barbe, quand sa maîtresse, en habits de voyage, pénètre dans l’appartement. « Me voilà, s’écrie-t-elle, j’ai tout quitté, et je viens à vous ! — Bon Dieu ! ma chère, lui dit le prince, y pensez-vous ? Heureusement qu’une pareille étourderie peut encore se réparer, mais à la condition que vous allez vous en retourner sans perdre une minute. » Et le prince, essuyant son rasoir, lui tend la main le plus galamment du monde et la reconduit au bas de l’escalier. La jeune femme en devint folle, mais le prince fut depuis premier ministre[2].

Revenons à Rossini. L’inspiration et le succès, tout lui souriait. Pendant l’automne de l’année 1813, au moment où les plaines de Leipzig servaient de théâtre à cette tragique épopée qui devait avoir pour dénoûment la chute du trône de Napoléon, l’heureux maestro donnait à San-Benedetto, à Venise, l’Italiana in Algeri. un de ses plus délicieux chefs-d’œuvre. En moins de huit jours, tous les morceaux de cet ouvrage étaient devenus populaires ; il ne se donnait pas une sérénade au clair de lune dont la cavatine de Lindor, Languir per una bella, ne fît les frais ; les gondoliers soupiraient aux vents de la lagune l’air d’Isabelle : Cruda sorte, et quant à l’éblouissant trio de Papataci, il mettait en gaîté la ville entière, qui battait des mains à Rossini et lui décernait tous les triomphes, un seul excepté, celui de dételer les chevaux de sa voiture, chose assez difficile

  1. Beyle, t. Ier, p. 135.
  2. C’eût été pour M. Beyle un admirable sujet d’étude que la vie du personnage dont je parle. Cette analyse sèche et mordante, qu’un grain de cynisme met en belle humeur, eût trouvé là de quoi s’exercer largement, et je ne doute pas qu’un tel sujet n’eût fourni maint passage curieux au livre de l’Amour.