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Par malheur, on eut besoin d’argent, il fallut le dixième denier, et chacun dès lors se sentit touché jusqu’à l’âme.

On a imaginé que le duc d’Albe a fini par montrer des scrupules sur les torrens de sang qu’il a versés. Cela ne me paraît guère probable, et l’histoire n’en dit rien. Il dut jusqu’à sa dernière heure se sentir dans le grand plan du catholicisme au XVIe siècle, et le meilleur juge en pareille matière l’a décidé sans recours, en envoyant au lieutenant de Philippe II l’épée bénie de saint Pierre fumante encore de la Saint-Barthélémy.

Philippe II et son lieutenant retardèrent de deux siècles en Belgique le mouvement de l’esprit humain; cette blessure saigne encore. Par toute autre méthode, ils eussent peut-être conservé les dix-sept provinces unies; mais il eût fallu en ce cas laisser une large part à la liberté de conscience, tandis que, par le plan suivi, si l’empire a été diminué de quelques membres, ceux qui ont été conservés l’ont été sans nulle concession à l’esprit novateur. Les rameaux corrompus ont été retranchés. Il est resté un tronc sain à l’abri de toute contagion. Or c’était là précisément ce qu’avaient voulu le roi et le pape au début de l’entreprise. Il ne s’agissait pas de conserver des provinces, mais de conserver la foi.

Les révélations dues aux papiers de Simancas laissent ainsi subsister dans toute leur valeur Philippe II et le duc d’Albe, le monarque et le héros du concile de Trente. Contre l’opinion de notre siècle, ils ont montré, par l’exemple de Gand, de Bruges, d’Anvers, de Bruxelles, qu’il n’est pas impossible de forcer un peuple de croire, et par là ils satisfont également le philosophe, l’homme de foi et l’artiste, — le premier à cause de la proportion qu’ils ont gardée entre le but et les moyens, le second par le refus implacable de capituler avec la raison humaine, le troisième par l’unité classique de caractère qu’ils ont gardée jusqu’à la dernière scène.

Le tort du duc d’Albe fut peut-être d’avoir voulu se survivre dans la personne de son fils, qu’il avait instruit dans son système. Le dernier conseil qu’il donna en quittant les Pays-Bas fut de mettre à feu et à sang[1] tous les points qui n’étaient pas occupés en force par les Espagnols. Là était l’erreur d’esprit. Après son départ, on eût perdu tout le fruit de son système, si on n’eût semblé vouloir en changer. Au reste, ses successeurs ont profité de ses travaux en affectant de ne pas le louer. Leur clémence apparente n’eut de valeur que parce qu’elle avait été précédée du tribunal de sang[2]. On n’imagine pas combien après cette justice les peuples se montrèrent

  1. Correspondance de Philippe II, t. II, p. 423.
  2. Une Succursale du Tribunal de Sang, par J.-J. Altmeyer. Sous ce titre, un savant écrivain belge vient de montrer par des côtés nouveaux l’administration du duc d’Albe. L’auteur a puisé dans les archives du Hainant un grand nombre de détails inconnus qui appartiennent désormais à l’histoire et répandent une sinistre lumière sur le siège et la capitulation de Mons (1572). La partie la plus tragique du XVIe siècle s’est accrue ainsi de témoignages qu’il faut chercher dans l’ouvrage remarquable de M. Altmeyer.