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le livre pour lequel tant d’hommes mouraient chaque jour fût placé sous leur sauvegarde. La Bible de Marnix dans le sein des états-généraux, c’est la pierre de fondation de la république chrétienne des Provinces-Unies.

Il était temps que Marnix fût rendu au prince d’Orange. Deux frères du prince venaient d’être tués sur le champ de bataille de Mook; on n’avait pu même retrouver leurs corps. Le langage de la mère de Guillaume en apprenant le massacre de ses fils avait été celui de la mère des Machabées : « Humainement parlant, écrivait-elle, il vous sera difficile, étant dénué de tout secours, de résister à la longue à une si grande puissance; mais n’oubliez pas que le Tout-Puissant vous a délivré[1]. »

Chacun sentait qu’il était temps de recourir à quelque grand moyen de salut pour empêcher la ruine publique. Les regards se tournaient vers les deux hommes qui avaient jusque-là soutenu la patrie. Rendus l’un à l’autre, ils feraient paraître sans doute une force nouvelle.

Une résolution[2] digne des anciens Frisons avait traversé l’âme de Guillaume. En 1576, il propose de s’embarquer avec tous ceux qui aiment la liberté, hommes, femmes, enfans, de percer toutes les digues, d’ensabler tous les ports, de rendre le sol de la Hollande au vieil océan, et d’aller, comme un autre Énée, chercher avec ses compagnons, sous un autre ciel, dans les archipels orientaux, une autre Italie. Cette résolution rentre dans le projet d’expatriation de Marnix. On eût abandonné au roi catholique une mer solitaire rendue inabordable, des grèves désertes, des écueils, de vastes marais

  1. Avant de reparaître dans les affaires publiques, Aldegonde fut employé à une négociation de famille, qui montre mieux que tout le reste ce qu’il était pour Guillaume. Les correspondances nouvellement publiées ont mis en lumière cette partie obscure de la vie domestique d’Orange. Il avait la guerre au dedans (Groën van Prinsterer. Archives, t. V, p. 195.) encore plus qu’au dehors. Sa femme, Anne de Saxe, s’était follement éprise d’un bourgeois de Cologne, que les correspondances désignent sous l’initiale, R., et que l’on sait aujourd’hui avoir été le père de Rubens. Anne de Saxe commença par nier ses débordemens. Rubens en fit l’aveu. Il demanda à voir Aldegonde pour le consulter sur un certain point de religion et de conscience, car il se croyait sur le point de mourir. On se contenta de l’emprisonner. Orange avait d’abord accepté le conseil de faire passer pour morte Anne de Saxe, après l’avoir emmurée dans quelque donjon; Anne fut reconduite à Dresde et y mourut deux ans après. Marnix est mêlé à tous ces mystères. Lorsque le froid Guillaume s’éprit de la duchesse de Montpensier et renonça au secret pour faire prononcer le divorce, ce fut encore Marnix qui alla apaiser le mécontentement des princes allemands. Il donna le change à l’opinion, en paraissant ne s’occuper que de choisir des professeurs pour l’université de Leyde; mais quelque temps après il épousait solennellement à Heidelberg la duchesse de Montpensier au nom du prince d’Orange. C’était dans l’automne de 1575.
  2. Van Loon, Histoire métallique des Pays-Bas.