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Marnix d’avoir secrètement poussé ce parti extrême; son nom se trouve en effet mêlé à ceux de Ryhove et de Hembise dans les imprécations populaires des catholiques et dans les poésies flamandes de Gand. Je ne sais ce qu’Aldegonde pensait sur la nécessité de retourner contre le catholicisme les armes catholiques; mais il est certain que la levée de boucliers du protestantisme à Gand fut pour lui à ce moment un immense embarras. Il dit lui-même qu’il eut à combattre le ressentiment légitime des siens, et qu’il le fit au point de leur devenir suspect. Je le crois volontiers. Le protestantisme avait été écrasé par le duc d’Albe comme parti politique chez les Belges. Loin de réveiller les hostilités de croyance, Marnix ne pouvait que se proposer une chose : maintenir l’union, repousser l’ennemi[1].

On voit en effet Guillaume et Aldegonde porter incessamment la main à leur œuvre de pacification. Ils réparent l’alliance à mesure qu’elle se détruit d’elle-même[2]. À ce moment, ces hommes étaient de deux siècles en avant de leurs contemporains; tous deux ont voulu pacifier le XVIe siècle avec les idées de tolérance du XVIIIe. Ils ont tenté de donner à leur époque la constitution morale d’une époque plus humaine; c’est là qu’ils ont échoué.

Les masses du peuple belge ayant disparu de la place publique, tout allait dépendre de l’attitude de la noblesse et du clergé. Qu’étaient devenus les ardens amis d’Aldegonde au temps de la signature du compromis des nobles ? Beaucoup étaient morts pour leur cause, un plus grand nombre l’avait reniée, et ceux-là avaient racheté leur signature en donnant aux autres l’exemple de l’empressement à la servitude. Tous étaient embarrassés de sermens opposés. Marnix harcelait de lettres et de petits écrits[3] les âmes affaissées; il s’obstinait à rallumer chez les morts l’étincelle de liberté, tout en avouant que l’on sentait déjà chez les meilleurs le travail de la servitude et que le joug avait déjà durci la peau sur les épaules, «si bien, ajoutait-il, qu’ils aiment mieux se perdre sans nous que se sauver avec nous. »

La vérité est que ces hommes subissaient à la fois une double peur, celle de se compromettre avec l’Espagne qu’ils voulaient pourtant chasser, celle de fortifier une révolution où ils cherchaient leur appui et dont ils craignaient le retour, c’est-à-dire qu’ils

  1. Ceci est très nettement établi dans le quatrième volume de la Correspondance de Guillaume, encore inédit, et que M. Gachard a bien voulu me communiquer en épreuves.
  2. Correspondance de Guillaume. « Comme ledit seigneur prince m’écrit de sa main propre, s’ils savaient moyen de faire perdre le public en une cuillerée d’eau, ils ne le laisseraient point. »
  3. « Nos litteris et libellis quantum possumus eorum animos ad libertatis studium accendimus. » Illustrium et clarorum virorum Epistolœ selectœ editœ a P. Bertio, 1617, p. 695. Ce recueil renferme plusieurs lettres importantes de Marnix.