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L’auteur ne trace guère de portraits, mais ses héros agissent, et l’originalité qui leur est propre demeure gravée dans le souvenir. J’aime surtout son Maximilien. Toutes les chroniques allemandes du XVIe siècle ont peint l’époux de Marie de Bourgogne : mais parmi ces innombrables portraits il n’en est pas deux qui se ressemblent, tant cette physionomie était mobile ! Cette mobilité, cette sève ardente, cette perpétuelle inquiétude d’une nature trop richement douée sont décrites avec la plus ingénieuse finesse. M. Ranke compare Maximilien au chasseur qui veut gravir une montagne escarpée : il va tantôt à gauche, tantôt à droite ; le chemin est impraticable, qu’importe ? Sans se soucier de sa première route, il en prendra une autre. C’est à peine si le soleil vient de se lever ; la journée est longue, et le chasseur arrivera. Maximilien est arrivé.

Le curieux tableau de M. Ranke se termine à l’époque où le petit-fils de Maximilien et de Marie de Bourgogne va s’appeler Charles-Quint. L’ouvrage, d’après les promesses du titre, devait nous conduire jusqu’en 1535, mais le premier volume a seul paru, et l’historien s’est arrêté en 1514. Pourquoi n’avons-nous pas cette fin, qui aurait dégagé sans doute avec plus de relief et de lumière la pensée fondamentale de l’auteur ? Ne croyez pas que l’énorme puissance de l’Autriche au XVIe siècle eût été pour le patriotisme germanique de M. Ranke une occasion de triomphe ; son vrai sujet, encore une fois, c’est la société qu’ont formée les nations germaniques et romanes. Quand il voit s’accomplir la déchéance politique de l’Italie, il signale avec une émotion sincère les causes de cette profonde chute, la corruption des mœurs, l’influence fatale des étrangers, l’abaissement des caractères, l’extinction de l’esprit national. On sent que cette déchéance ne lui inspire pas une pitié banale, mais que, membre de la communauté, il est atteint lui-même par le coup qui frappe ici un grand peuple. Le libre développement des nations au sein de la république européenne, tel est le noble idéal de M. Ranke : « C’est la gloire des races germanique et romane, dit-il expressément, d’avoir formé une société politique, sans s’être absorbées jamais dans une tyrannique unité. »

Un an après ce remarquable et substantiel ouvrage, M. Ranke fit paraître un travail qui en est le lumineux appendice. Le tableau des nations germaniques et romanes était l’introduction à l’histoire du monde moderne. À quelles sources l’auteur avait-il puisé ? quelles sont les autorités légitimes, quels sont les témoignages suspects parmi les chroniqueurs de ce temps-là ? C’est surtout à l’heure d’un renouvellement de l’humanité qu’il importe de vérifier les sources de l’histoire ; M. Ranke procéda à ce travail avec une exactitude toute scientifique, et il publia sa Critique des historiens modernes.