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guerres européennes. Dès lors toutes les races sont aux prises dans des conflits gigantesques. Les langues, les littératures, le libre travail de la conscience religieuse, à mesure que les nations grandissent, semblent creuser un abîme entre le midi et le nord de l’Europe. M. Ranke ne perd pas de vue la pensée qui l’éclairer là où d’autres n’apercevraient qu’une opposition toujours croissante et le démembrement de la société du moyen âge, il découvre un antagonisme harmonieux où éclate plus sérieusement que par le passé le travail secret d’une existence commune. Ces conflits tumultueux où tant de peuples sont engagés à la fois, qu’est-ce autre chose que la recherche de l’équilibre européen, c’est-à-dire la poursuite de l’unité véritable, de l’unité qui ne détruit pas la vie, de cette unité puissante et souple qui permet un libre développement à toutes les variétés nationales ? Cette conception toute pratique, c’est la philosophie de l’histoire de M. Ranke, et elle se déclare dès son premier ouvrage avec une dramatique netteté.

À la clarté d’un tel principe, l’impartialité est facile à l’historien. Que de peuples vont prendre part à ces luttes séculaires dont l’expédition de Charles VIII en Italie a été le brillant signal ! M. Ranke les met en scène avec une précision lumineuse. On voit que l’auteur a étudié dans leur vie intime la France de Charles VIII, l’Allemagne de Maximilien, l’Italie de Sforza et de Savonarole, l’Espagne de Ferdinand et d’Isabelle. Il excelle surtout à choisir les traits essentiels d’un sujet. J’ajoute que ces traits sont aussi les plus neufs. Passionné pour la vérité exacte, M. Ranke a horreur du lieu commun. Pour écrire l’histoire de cette façon, il faut être parfaitement maître de la matière qu’on traite. Combien d’écrivains qui prodiguent leur érudition au hasard ! Combien seraient désespérés de ne pas enregistrer l’une après l’autre toutes les indications de leurs recherches ! Ce ne sont pas les recherches mêmes, c’est le résultat qui préoccupe avant tout M. Ranke. Avant qu’il prît la plume, toutes ses investigations étaient terminées, tous ses personnages étaient debout et se mouvaient librement devant sa pensée. Aussi quelle aisance dans ces tableaux si remplis ! L’Italie est le centre de son œuvre ; chaque république, chaque cité est nettement dessinée avec le relief qui lui est propre. Rome et Alexandre VI, Naples et les Aragonais, Florence et les Sforza, Venise, la puissante Venise du XVIe siècle avec les Mocenigo et les Foscari, d’autres villes encore, Padoue, Pise, Bologne, tous ces foyers de passions ardentes et d’intérêts si divers revivent ici en quelques pages rapides et expressives. Autour de cette proie que se dispute l’Europe, voyez les princes qui conduisent au combat les nations germaniques et romanes ! Charles VIII et Louis XII, Maximilien et Ferdinand sont des figures vivantes.