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Dès que le fait fut versé dans la baratte et que tout fut prêt pour la fabrication du beurre, la fermière sortit pour faire aller le chien dans la roue; mais elle le trouva mort dans sa niche. À cette vue, sa rage ne connut plus de bornes; elle rentra comme une forcenée, frappa la pauvre Lena au visage, la repoussa dans la chambre et s’écria : — Le chien est mort, vilain torchon ! Tu ne lui as pas donné à manger hier; mais je t’apprendrai... Ici !

Et elle se mit de nouveau à battre impitoyablement la jeune fille silencieuse.

— Te tairas-tu jusqu’à ce que tu crèves, âne entêté ? hurla-t-elle. Ce n’est pas vrai sans doute que tu n’as pas donné à manger au chien hier ? Parleras-tu, ou je te casse bras et jambes!

— Fermière, dit Lena avec une sorte d’insensibilité, j’ai donné à manger au chien hier. La gamelle est encore toute pleine devant sa niche.

— Quelle gamelle pleine, menteuse que tu es ? Tu y as mis à manger ce matin. Crois-tu que je ne connaisse pas tes tours ?... Mais tu t’en repentiras... Tu vas trotter toi-même dans la roue... Allons, vite à la roue !

Ce nouveau mode de mauvais traitement inspira probablement à Lena une grande terreur, car elle se mit à trembler de tous ses membres et se tint au milieu de la chambre la tête courbée et les bras pendans, comme une condamnée qu’on va conduire à l’échafaud. Pourtant elle ne dit pas une parole. Cette patiente résignation déplut à la fermière. Exaspérée par la colère, elle arracha une branche du fagot qui se trouvait auprès de l’âtre, la leva comme si elle voulait en frapper la tête de Lena, et répéta son injonction : — Allons, vite dans la roue! Iras-tu, oui ou non ?

Lena s’affaissa lentement sur les deux genoux, tendit des mains suppliantes, fixa son œil noir plein de prière sur sa persécutrice, en lui disant : — Oh! ayez pitié de moi! J’irai dans la roue; mais ne me frappez plus, pour l’amour de Dieu !

En cet instant, la porte s’ouvrit avec violence, et Jean s’élança, dans la chambre; il courut à Lena, la releva de terre et dit à sa mère avec une irritation contenue : — Mère, comment pouvez-vous être ainsi ? C’est toujours la même chose : je ne puis jamais sortir sans que je vous entende crier contre la malheureuse Lena, et sans que vous la maltraitiez comme une bête. Si vous voulez la faire mourir, tuez-la plutôt d’un coup! Ne voyez-vous pas qu’elle est malade et qu’elle dépérit ?...

À ces derniers mots, des larmes jaillirent des yeux du jeune homme, et il poursuivit d’un ton suppliant : — mère, laissez-la tranquille, ou sinon, je vous le dis, je pars avec les premiers soldats qui passeront par ici, et vous ne me verrez plus de votre vie...