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À considérer les choses dans leur ensemble, il y a de singuliers rapports entre la monarchie espagnole et l’empire des héritiers d’Othman. Montesquieu disait il y a cent ans, à propos des puissances commerçantes de l’Europe : « C’est leur félicité que Dieu ait permis qu’il y ait dans le monde des Turcs et des Espagnols, les hommes du monde les plus propres à posséder inutilement un grand empire. » Je ne sais si M. Ranke a songé à cette curieuse sentence, mais son livre nous en fournit le commentaire. Posséder inutilement un grand empire ! c’est là tout le rôle providentiel attribué à ces peuples par l’ironique sagacité de Montesquieu. Comment donc sont-ils descendus à ces fonctions d’eunuque ? À la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe les Turcs semblent les arbitres de l’Occident ; sous Ferdinand le Catholique, les vieilles Espagnes du roi Pelage recouvrent enfin leur unité, et sous Charles-Quint elles possèdent la moitié de l’Europe et de l’Amérique ; d’où vient que, cinquante ans après, les choses aient si complètement changé ? Pourquoi ce silence de mort là où il y avait tant de bruit et d’éclat ? Cette même question, à propos d’histoires si différentes, explique le plan de l’auteur et l’unité du livre. À côté de ces ressemblances des deux peuples, il y a aussi bien des contrastes qui les rapprochent ; M. Ranke ne les oublie pas. Si quelque chose peut justifier aux yeux de l’historien l’énorme puissance de la maison d’Autriche et d’Espagne, c’est qu’à l’aide de ces forces concentrées dans une seule main, l’immense empire de Charles-Quint a pu arrêter les invasions de l’islamisme. En Afrique, en Italie et jusque sur les frontières de la Turquie, c’est la monarchie autrichienne-espagnole qui a brisé le glaive des sultans et sauvé la chrétienté tout entière,

M. Ranke expose avec une précision substantielle la force et la faiblesse des Ottomans. Organisé pour la guerre, l’empire d’Othman avait besoin de la guerre, et le jour où il s’arrêta dans sa marche, le jour où il eut des frontières définies, le jour où ce ne fut plus un camp, mais un état, ce jour-là fut le commencement de sa ruine. M. Ranke avait à sa disposition les doctes travaux des orientalistes de son pays, surtout les consciencieuses recherches de M. de Hammer ; mais ces recherches ne brillent guère par la netteté : M. Ranke a dégagé de cette science confuse tous les traits essentiels, et il a porté la lumière dans cette ténébreuse histoire de la Turquie. Ses portraits des sultans sont pleins de finesse et d’éclat ; lorsque Soliman, Sélim, Amurat IV, revivent sous sa plume ingénieuse, il ne nous révèle pas seulement le caractère intime de ces hommes, il peint l’abaissement forcé et l’irrémédiable impuissance de cette monarchie sans peuple. — Non, il n’y a point là de peuple, dit très bien M. Ranke ; c’est à bon droit que ces hordes conquérantes portent le