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nom de leur premier chef Othman ; toute l’histoire des Ottomans ne nous montre qu’un maître et des esclaves. Si quelque chose a maintenu leur état malgré tant de causes de ruine, c’est que, d’une part, aucun nouveau peuple, continuant l’invasion, n’est sorti des contrées asiatiques pour leur disputer au XVIe siècle leur splendide territoire, et que, d’une autre part, la politique moderne s’est constituée précisément à l’époque où l’empire des sultans venait de s’asseoir en Europe ; les Turcs servaient à l’équilibre du monde, et cet empire qu’ils possédaient inutilement pour eux-mêmes, suivant la remarque de Montesquieu, l’Europe n’aurait su à qui le donner. — Les sévères paroles de M. Ranke n’ont rien de blessant pour les Turcs ; je suis touché au contraire, quand je vois l’historien prendre plaisir à signaler les vertus, la loyauté, la bienfaisance des principaux successeurs d’Othman ; ce ne sont pas les hommes, ce sent les institutions que condamne cette ferme et impartiale enquête. Si l’on n’avait pas attendu trois siècles pour introduire dans les lois et les mœurs l’esprit d’une civilisation meilleure, il n’y aurait pas aujourd’hui de question d’Orient.

Des Ottomans aux Espagnols, quel contraste ! C’est ce contraste qui frappe tout d’abord l’attention de l’historien, a Ici un despotisme militaire, là une monarchie germanique et romane ; — d’un côté, un chef sans nation ; de l’autre, un roi, qui, selon l’esprit de la société européenne, est surtout la personnification d’un peuple, le gardien des droits de tous et le bouclier de la patrie ! » Ainsi s’exprime M. Ranke, et cependant, avant le milieu du XVIIe siècle, la monarchie espagnole-autrichienne aura le même sort que l’empire ottoman. Sa force était justifiée par les services qu’elle avait rendus dans la lutte contre l’invasion asiatique ; une fois le péril passé, la dictature cessera, et la monarchie de Charles-Quint sera dissoute. Le tableau de l’Espagne, plus développé que l’histoire des Ottomans, n’est peut-être pas tracé d’une main aussi ferme. J’admire le portrait de Charles-Quint, j’admire surtout la merveilleuse habileté qu’a déployée le peintre dans le tableau de Philippe II et de sa cour ; je regrette seulement que la décadence successive de la monarchie espagnole ne soit pas décrite avec une précision plus large. On connaît la formule favorite de Niebuhr : « Tout le monde sait.., » disait le hardi novateur, et, armé de cette excuse, il omettait maintes choses qui n’eussent pas nui à la clarté. Telle est aussi chez M. Ranke l’horreur des lieux communs, qu’il supprime trop souvent des choses qui seraient nécessaires à l’évidence. De là, on l’a remarqué avec raison, quelque chose de bref et de saccadé dans certaines parties de ses ouvrages ; on dirait une réunion de fragmens plutôt que ce tissu serré dont nulle maille ne peut se rompre. M. Ranke avait à peindre