Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/579

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mère malade me rappelèrent enfin à de meilleurs sentimens, et me donnèrent un instant assez de force pour lutter contre son souvenir. Je voulus chasser l’image dont l’incessante apparition me torturait, m’arracher à la tyrannie qu’elle exerçait sur mon âme; je partis pour Malines afin d’y chercher, après de longues années d’études, dans l’état ecclésiastique, une arme contre le souvenir qui me poursuivait. Hélas! qui pourrait exprimer ce que j’ai souffert dans la solitude du séminaire ? Qui dira quelles blessures ont reçues mon cœur déchiré et mon âme ulcérée dans cette lutte désespérée contre elle ? Quoi que je fisse, quelque résolution que je prisse, où que j’allasse, elle était toujours là, toujours présente, chassant tyranniquement de mon âme toutes les autres pensées... Elle! toujours elle!...

« La science développa encore la puissance de mon imagination, qui s’empara alors, pour les grandir, des moindres défaillances de mon âme. Toujours taciturne, je m’éloignais de mes condisciples; je me cachais dans les coins écartés, afin de pouvoir murmurer la chanson de Rikke-tikke-tak sans m’exposer aux railleries; j’étais l’objet d’une réprobation générale; rien ne pouvait me guérir, ni la sévérité de mes maîtres, ni leurs affectueuses remontrances. Enfin arriva le temps où je devais décider si j’embrasserais l’état ecclésiastique; mais à quoi pouvait me servir de délibérer ? J’étais indigne d’approcher de l’autel, j’étais incapable même de prier; jamais je n’élevais ma voix ou ma pensée vers le ciel sans que son image vînt se placer entre Dieu et moi. Je renonçai à la prêtrise aussi bien par la conviction où j’étais de mon indignité que par les conseils de mes professeurs, qui m’avaient pris en pitié, et je quittai le séminaire. Ma mère était morte; il me restait encore une faible partie de mon héritage. Je menai une vie insoucieuse et errante, et, ne m’inquiétant guère d’un avenir qui m’était indifférent, j’eus bientôt dissipé le peu que je possédais. La misère aussi me trouva insensible; je dormais sous le ciel bleu, à l’abri d’un chariot ou sur les remparts; je laissais la faim déchirer mes entrailles, et, le sourire de l’ironie sur les lèvres, je recevais le pain de l’aumône. Mais qu’était-ce que la vie du corps, qu’étaient-ce que les douleurs physiques auprès des souffrances qui déchiraient mon cœur ? Rien au monde ne pouvait me toucher, rien ne pouvait m’éveiller de mon insensibilité. Voir sans cesse son image sous mes yeux, lui parler moi-même, répéter à voix basse sa chanson, c’était là ma vie : tout le reste était mort en moi. »

Ici le jeune homme se tut un instant, épuisé de fatigue, et respira péniblement.

Monique, la tête appuyée sur la table, devait pleurer amèrement, car on entendait les sanglots qui soulevaient sa poitrine oppressée.