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triche et la Prusse se garantissent sans nul doute leurs territoires respectifs ; elles règlent aussi, dit-on, les conditions de leur assistance mutuelle, l’importance des forces qu’elles peuvent être appelées à mettre sur pied ; en un mot, c’est une alliance à part qui ne peut avoir rien d’opposé, quant au but, à l’alliance de la France et de l’Angleterre, qui a au contraire un même point de départ dans la politique adoptée à Vienne et résumée dans le dernier protocole du 9 avril. C’est cette communauté de point de départ et de but, fondée sur l’intérêt de tous, qui doit faire croire que les quatre puissances finiront par se rencontrer dans l’action pour marcher d’un même pas. Ce serait une étrange erreur de penser que l’Autriche peut se trouver satisfaite et désarmée par l’évacuation de la Petite-Valachie. Il ne s’agit point en effet de l’abandon de telle ou telle portion de territoire. L’empereur Nicolas se fait peut-être moins d’illusions que personne à ce sujet, s’il est vrai, comme nous le croyons, qu’en complimentant l’empereur François-Joseph sur son récent mariage, il lui ait écrit que malgré les dissentimens de leur politique, dissentimens, selon toutes les probabilités, destinés à s’accroître, il espérait voir subsister les sentimens personnels qu’ils s’étaient voués. Quant à la Prusse, l’indécision qu’elle a pu montrer s’explique sans doute par sa position moins directement intéressée ; elle a aussi peut-être une source moins connue, plus personnelle au roi. À l’époque où il mourut, Frédéric-Guillaume III faisait prendre, assure-t-on, par son successeur, le souverain actuel, l’engagement de ne point séparer sa cause de celle de la Russie, — engagement toujours limité évidemment par l’intérêt de la Prusse et de l’Allemagne. On comprend ce qu’un choix peut coûter d’anxiétés à un esprit tel que celui de Frédéric-Guillaume IV. M. de Manteuffel disait ces jours derniers qu’il ne se laisserait point séduire par « une poignée de main du Times. » C’était montrer peut-être un peu de préoccupation. Il faut reconnaître que l’homme d’état prussien est fait pour céder à une autre séduction, celle de l’indépendance de l’Allemagne.

Quoi qu’il en soit, ce qu’il faut observer, c’est le changement profond que la crise actuelle vient apporter dans la situation de l’Europe. On ne peut se le dissimuler au-delà du Rhin, c’est la fin de tout un ensemble de choses, de toute une politique, de la politique de 1813, qui avait réuni en faisceau l’Allemagne et la Russie. Du succès de cette politique, en 1814 et en 1815, était sortie la sainte-alliance, qui se prolongeait avec l’accession de la France jusqu’à la révolution de 1830. Alors naissait une phase nouvelle, celle de l’alliance des trois cours du Nord, maintenue pendant tout le règne du roi Louis-Philippe en France. La révolution de 1848 avait pour résultat de la resserrer encore et de lui donner une force de plus, lorsqu’il s’est élevé tout à coup entre la Russie et l’Allemagne un intérêt plus puissant que tous les autres, soigneusement dissimulé jusqu’ici, et qui est destiné peut-être à changer le système des alliances on Europe, en déplaçant toutes les bases de la politique. Il y a en effet aujourd’hui un intérêt européen manifestement différent de l’intérêt russe, et c’est ce qui explique comment, en face de la France et de l’Angleterre soudainement rapprochées, en présence de l’Allemagne défiante et détachée de son alliance, le tsar s’est trouvé seul, quarante ans après 1813, avec sa politique démasquée et menaçante.

Que la politique russe soit une menace pour l’Europe, nous ne voyons pas