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Bien que ce roman ait eu d’abord beaucoup de crédit, même à Venise, on ne tarda pas à en remarquer les singulières invraisemblances. Grosley l’avait discuté au dernier siècle sans arriver lui-même à une conclusion certaine ; au commencement de ce siècle-ci, deux écrivains reprirent à un point de vue nouveau l’histoire de Saint-Réal, et crurent avoir décidément substitué la vérité historique aux inventions de l’ingénieux abbé ; je parle de M. Chambrier, membre de l’académie de Berlin, et du célèbre administrateur de l’empire, M. le comte Daru. M. Chambrier ne fait que développer le récit qui avait cours en Italie peu de temps après la conjuration de 1618 : le corsaire Jacques-Pierre aurait préparé une expédition contre les ports de la Turquie, et les Vénitiens auraient sacrifié le hardi brigand à leurs alliés de Constantinople. M. Ranke n’a pas de peine à démontrer, pièces en mains, tout ce qu’il y a de faux dans ce système ; cette prétendue rectification de Saint-Réal n’est pas moins fabuleuse que le roman du narrateur français. L’erreur de M. Daru est plus compliquée, plus spécieuse, et aujourd’hui encore l’explication que l’historien de Venise a donnée du mystérieux événement de 1618 est réputée la seule vraie. M. Daru ne croit pas à la conjuration imaginée par Saint-Réal et reproduite avec une verve tragique dans la Venice preserved d’Ottway ; il a découvert dans des documens inédits que le duc d’Ossane, vice-roi de Naples, avait conçu le projet de se rendre indépendant de l’Espagne et de s’approprier la royauté des Deux-Siciles. Venise, en haine de la puissance espagnole, poussait le duc à cette révolte ; mais quand le plan fut découvert, le conseil des dix, afin de détruire les preuves de sa complicité et de détourner la colère de l’Espagne, fit juger secrètement et égorger dans la prison les agens subalternes qu’elle avait sous la main. Tel est le système de M. Daru, système habile, et qui, exposé avec talent, a obtenu le plus rapide succès. C’est ainsi que la Biographie universelle, à l’article d’Ossone, ne craint pas de déclarer le débat terminé : « Enfin M. Daru, après de longues recherches, a trouvé le fil véritable de cet événement. »

Pour qui lira le curieux écrit de M. Ranke, il demeurera, évident que ces longues recherches auraient pu être mieux conduites, car ce brillant épisode de la conjuration de 1618, où M. Daru croyait avoir découvert la vérité, vainement cherchée depuis deux siècles, atteste chez lui un talent de combinaison ingénieuse bien plutôt que la patience, la sagacité et surtout l’ardent amour du vrai, sans lesquels il n’y a point d’historien. Deux faits ont été confondus et brouillés par M. Daru. D’abord, à la fin de 1617 et au commencement de 1618, quelques-uns de ces mercenaires dont Venise était pleine, corsaires, lansquenets, à la fois soldats et bandits, au milieu d’une inaction qui leur pèse, tiennent quelques propos de soudards au sujet des riches trésors