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Rien de plus obscur que ce singulier événement. Au commencement de l’année 1618, le bruit se répand tout à coup en Italie qu’une conspiration formidable contre la république de Saint-Marc vient d’être découverte et a été immédiatement punie. Le conseil des dix devait être massacré, la ville pillée, la flotte incendiée. Le duc d’Ossone, vice-roi de Naples, don Pierre de Tolède, gouverneur de Milan, don Alphonse de Cueva, marquis de Bedmar, ambassadeur à Venise, tous trois au service de l’Espagne, étaient, disait-on, à la tête du complot ; ils avaient soudoyé des mercenaires français pour faire le coup. Heureusement quelques-uns de ces aventuriers français avaient révélé la conspiration au conseil des dix ; leurs chefs avaient été pris, interrogés, jugés et étranglés dans leurs cachots. Tel était le récit qui courait de bouche en bouche et qui se trouve consigné dans les chroniques du temps. L’accusation parut extraordinaire, et plus d’un refusa d’y croire. Quoi donc ? les Espagnols et les Français, dont la lutte agitait l’Europe, se seraient réunis contre Venise ! un vice-roi, un ambassadeur, un gouverneur espagnol, auraient conclu un traité avec des spadassins ! était-il possible d’admettre une pareille fable ? Ce n’était pas contre Venise, c’était contre les Turcs que les aventuriers français préparaient un coup de main, et les Vénitiens, alliés des Turcs, s’étaient chargés eux-mêmes d’arrêter et de punir les coupables pour complaire au sultan ! — Ces deux versions se partageaient les esprits ; quant aux sénateurs de Venise, ils gardaient un silence absolu. À peine quelques explications incomplètes furent-elles données aux cours étrangères. Cinquante ans s’écoulent, et quand tous les intéressés ont disparu de la scène, les chroniqueurs officiels de Venise se hasardent à raconter l’histoire ; mais leur relation est si confuse, elle est si remplie de réticences et de contradictions flagrantes, que l’obscurité redouble. Alors paraît un historien qui prétend satisfaire la curiosité du public. C’est un Français du XVIIe siècle, un écrivain habile, dramatique, volontiers déclamatoire, l’abbé de Saint-Réal, qui s’empare du mystérieux sujet et veut être le Salluste de ces Catilinas de Venise. Par malheur, il se préoccupe moins de la vérité que de l’intérêt ; le sens historique lui manque, et le document où il puise est un de ces documens falsifiés comme il s’en fabriquait alors, surtout à Venise, avec une industrieuse audace. Ce document, intitulé Sommario della Congiura contra la citta di Venetia, est un tissu d’inventions fabuleuses. Saint-Réal le commente, l’amplifie, comble à son gré les lacunes, arrange enfin ce libretto comme le poète dramatique développe sa fable, et il résulte de ce travail le plus étrange roman qui se puisse imaginer. Des personnages de fantaisie prennent la place des acteurs réels ; on assiste à la torture, on entend les aveux, on voit le supplice de gens qui n’existèrent jamais.