Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/71

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. Ranke n’a jamais paru plus visiblement qu’ici. On voudrait que l’historien eût plus de souffle ; au lieu de ces fines études, on voudrait une large peinture à fresque. Ce n’est pas à M. Ranke qu’il est besoin de rappeler que l’histoire est une œuvre d’art. Si, avant de prendre la plume, il avait composé d’avance tout son tableau dans sa pensée, s’il n’avait pas changé de plans et de projets à mesure que l’horizon s’agrandissait devant lui, les trésors de son érudition ne se seraient pas répandus au hasard. L’Histoire d’Allemagne au temps de la réformation est un recueil plein de richesses ; ce n’est pas le digne pendant que M. Ranke devait donner à son Histoire des Papes.

Non, l’histoire n’est pas seulement la tâche de l’érudit et du penseur ; si l’artiste ne vient pas mettre en œuvre les vues judicieuses du publiciste et les recherches du savant, le monument projeté ne s’élèvera pas. Comme entre le poète et son rêve, il faut aussi entre l’historien et son sujet cette amoureuse union qui seule produit la vie. Docile aux conseils de son inspiration, M. Ranke eût-il fait revivre cette verte figure de Frédéric II, qui exige du pinceau tant de vigueur et d’audace ? A coup sûr, je n’irai pas jusqu’à le nier ; je suis persuadé cependant qu’il s’y serait préparé d’une façon plus sérieuse, et qu’il eût compris la nécessité de renouveler sa manière. Or M. Ranke, nommé historiographe du roi Frédéric-Guillaume IV, fut chargé officiellement d’écrire une histoire de la Prusse ; il y employa aussitôt toute l’ardeur de son zèle et toutes les ressources de son érudition, mais ce fut en rapporteur habile plutôt qu’en artiste librement inspiré. Les Neuf Livres de l’Histoire de Prusse, — tel est le titre de M. Ranke, — sont surtout une longue étude sur Frédéric II. L’auteur, dans son premier livre, parcourt rapidement les siècles où s’agrandit peu à peu le rôle de la maison de Brandebourg ; le second et le troisième, consacrés à Frédéric-Guillaume Ier, nous conduisent de 1725 à 1740 ; les six derniers présentent le tableau complet de la Prusse sous le glorieux capitaine de la guerre de sept ans. Pourquoi suis-je obligé de le dire ? il est visible, dès le début, que M. Ranke ne maîtrise pas son sujet avec cette force, cette impartialité sereine, qui sont le mérite éminent de ses premiers travaux. Les deux livres sur Frédéric-Guillaume Ier ne sont qu’un adroit panégyrique[1] ; mais c’est surtout l’histoire de Frédéric II qui soulève des objections graves. Si l’on cherche dans l’ouvrage de M. Ranke une connaissance précise des faits, une exposition lucide des campagnes et des négociations du roi, un sentiment vrai du rôle agrandi de la Prusse,

  1. Ce reproche a déjà été adressé à M. Ranke par un critique anglais (Quarterly Review 1849) à propos de la traduction de l’Histoire de Prusse publiée par M. Alexandre et Mme Duff Gordon sous ce titre : Memoirs of the house of Brandenburg and history of Prussia during the 17th and 18th centuries, Londres 1849.