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Après des efforts inouïs, quand Aldegonde sait mieux que personne ce que vaut Anjou, il réussit enfin à l’embarquer et à l’amener en Belgique. Il conduit à Anvers le prince français, au milieu des éclats de la joie publique, empoisonnée un moment par une première tentative d’assassinat contre Guillaume d’Orange. Les villes dévastées, épuisées, s’ouvrent partout au libérateur inconnu ; il était le gage de l’alliance avec la nation française. Les Belges et les Hollandais avaient fait taire leur orgueil national ; ils étaient allés chercher un étranger. Du moins, sous son gouvernement tempéré, ils allaient respirer à la faveur des garanties presque républicaines que Guillaume et Marnix avaient eux-mêmes dictées. Le duc d’Anjou, dans une proclamation, annonce qu’il est poussé uniquement par un principe de compassion naturel au sang de la France, qu’il ne veut que délivrer le peuple du cruel couteau de ses impitoyables écorcheurs[1].

Marnix présidait le conseil privé. Il croyait au moins par là fermer la porte aux trahisons. On sait comment finirent ces fêtes. Les conditions que Marnix avait fait jurer au duc d’Anjou ne servirent qu’à hâter la perfidie. Les têtes folles de la noblesse française se croyaient humiliées, si le prince n’était pas absolu. Limiter son autorité, c’était réfréner leur droit à la violence. Cette noblesse ne pouvait accepter des institutions républicaines qui répugnaient à toutes ses traditions. La liberté d’autrui lui semblait une injure, et elle mettait sa vanité à imposer aux autres sa propre servitude. Était-ce d’ailleurs à des Belges, à des Bataves de jouir d’un bien qu’elle ne connaissait pas ? Il n’en fallut pas tant pour pousser le duc d’Anjou. On se rappelle trop bien comment, non content de posséder les peuples qui s’étaient librement donnés à lui, il voulut s’emparer d’eux en une nuit. Le cri des Français : Vive la messe ! tue ! tue ! retentit à un moment donné dans toutes les villes qui les avaient accueillis. Ils croyaient avoir affaire aux populations complaisantes de Naples ou de Florence. Les rudes bourgeois des Flandres, éveillés la nuit, en chemise, eurent assez aisément raison, la hache à la main, de ces jolies bandes de mignons. C’est dans Anvers que la lutte fut le plus sanglante : la ville vomit en quelques heures par-dessus les murailles ses libérateurs. Anjou va mourir à Château-Thierry, laissant, après tant d’opprobres, un long ferment de haine contre le nom français chez des peuples qui n’oublient rien. Duplessis-Mornay, la conscience la plus droite qui fut jamais, écrit à Marnix : « Nous avons perdu la réputation de foi, et maintenant ne l’avons pu retenir de vaillance. Quant à moi, ce fait m’est une arrhe de malédictions sur notre nation… Elle n’a but, ce semble, que sa ruine et son déshonneur. »

  1. Van Loon, Histoire métallique des Pays-Bas, t. Ier, p. 291.