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deux personnages, spéculant chacun à son point de vue. La position parut à Rossini assez solidement reconquise pour qu’il ne craignit pas de s’absenter. Il se rendit à Milan, y composa sa partition de Bianca e Faliero, qui n’obtint du reste à la Scala qu’on très médiocre succès, et revint à Naples, où nous le retrouvons, vers la fin du carnaval de 1820, écrivant son Maometto secondo. Un matin que l’abbé Totola se rendait à son audience ordinaire, l’imprésario de San-Carlo lui remettant un manuscrit du duc de Ventignano : — Prends-moi ça, lui dit-il, et m’en fais l’analyse dans les vingt-quatre heures, car je n’ai pas le temps de lire tout ce qu’on m’apporte, et d’autre part je serais au désespoir de mécontenter le duc en ne lui parlant point de son chef-d’œuvre. — Et comme le poète aux gages de Barbaja allait se retirer : — A propos, s’écria celui-ci, comment est-ce intitulé ? -L’abbé ouvrit le libretto et lut : Maometto secondo ! — Peste ! fit le sultan en ouvrant de grands yeux ; mais j’entrevois là quelque chose pour Rossini. Maometto secondo ! Des Turcs, beaucoup de Turcs, rien que des Turcs ! toute la pompe orientale ! Vite donc, mon brave, à la besogne ! Coupe, change, rogne, ajoute. Sois tranquille ; j’arrangerai l’affaire avec le duc. Trois rôles, entends-tu bien ? il me faut trois premiers rôles : un pour la Colbrand, cela va sans dire ; un pour Nozzari, et le Maometto pour Galli, qui sera magnifique chantant vincemo ou morte ai traditori, avec son turban, sa grande barbe, son grand sabre et ses pantalons cosaques !

Inutile d’ajouter que les instructions du maître souverain furent ponctuellement suivies par le poète ; il fallait cependant que l’inspiration primitive du duc de Ventignano ne fût pas des plus heureuses, puisqu’on dépit des corrections et améliorations que lui fit subir le digne abbé, ce libretto de Maometto secondo devait rester une des élucubrations les moins supportables qu’il y ait au répertoire du théâtre italien, lequel, on le sait, ne se fait point faute de ces sortes de bagatelles. Le duc de Ventignano, l’abbé Totola, Barbaja lui-même, l’habile et judicieux Barbaja ! tous se trompèrent donc, tous, excepté Rossini, qui sur ce misérable texte écrivit une musique qui, par l’ampleur du style, la nouveauté des modulations, l’énergie et la grandeur de l’expression dramatique, prend place à côté des plus hautes conceptions de ce maître. À Naples, le Maometto n’eut qu’un mesquin succès, le public fut de glace pour ce sublime ouvrage, et laissa passer sans leur payer le tribut d’enthousiasme qu’elles méritent les innombrables beautés répandues dans l’introduction qui tient lieu d’ouverture, dans la cavatine d’Anna, si noblement pathétique, et dans cet admirable trio : Nò tarer non deggio, où se rencontrent en un si merveilleux contraste les mélodies les mieux trouvées et les plus énergiques modulations. Parlerai-je