Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/752

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sa vie que l’illustre cantatrice s’entendait traiter de la sorte. Atteinte au plus vif de son orgueil de femme et de reine, la superbe Espagnole eut assez d’énergie en elle pour marchander à ses ennemis le spectacle de sa défaite. Elle demeura calme et imperturbable sous le feu, et se contint jusqu’à la chute du rideau. Alors seulement éclatèrent ses sanglots et sa rage. Barbaja, qui l’avait précédée dans sa loge, eut à supporter le premier poids de la bourrasque. La patience que le tolérant sigisbé montrait depuis quatre ou cinq ans fut cette fois en défaut : l’occasion lui convenait pour regimber, il saisit la querelle au bond, et, après avoir signifié à la Colbrand qu’il lui fermait désormais sa cassette, le bourru financier sortit comme Hamlet, prince de Danemark, conseillant à sa maîtresse éplorée de se réfugier au couvent : Go to a nunnery, go to a nunnery !

Barbaja ne tarda pas cependant à se repentir de sa malencontreuse boutade ; dès le lendemain, il avouait humblement ses méfaits et s’efforçait de rentrer en grâce. On affecta d’abord de se montrer inflexible, on refusa même de le recevoir ; mais le Turcaret napolitain fut à la fois si repentant et si magnifique, il accompagna ses actes de contrition d’argumens si irrésistibles, qu’il fallut bien finir par se rendre à tant d’amour et de royales prévenances. À la seconde représentation, les mesures les plus complètes furent prises pour empêcher le retour de manifestations désormais jugées inconvenantes. Avant l’ouverture des bureaux, huit cents janissaires, formant le principal noyau de la garde impériale, envahissaient la salle, décidés à couper court aux moindres marques d’opposition ; aussi tout alla comme par enchantement. Les bravos, lancés en manière de bombes dans le camp des Philistins, mirent les siffleurs en désarroi, et l’ovation ne se démentit plus. À la fin de la pièce, Elena, sous les traits de la diva Colbrand, fut rappelée avec transport, et, lorsqu’elle parut rayonnante et superbe, bouquets, couronnes et sonnets tombèrent à ses pieds. Le coup était fait : on avait déjoué la prétendue cabale, on restait les maîtres du terrain. Grâce au pacte d’alliance offensive et défensive qu’ils venaient de renouveler avec le sultan de San-Carlo, Rossini et la Colbrand allaient continuer à s’imposer au public de Naples aussi longtemps que bon leur semblerait.

Le grand obstacle en tout ceci, c’était la Colbrand, car pour Rossini tout le monde l’aimait et tenait à lui. Le diplomate et graveleux Barbaja, mêlant ensemble dans un de ces compromis tacites, trop souvent pratiqués au théâtre et ailleurs, son libertinage et ses intérêts, se disait tout bas qu’en somme son raccommodement avec la prima donna n’était point une si mauvaise affaire, puisque, par ce moyen, on conservait le maestro. Le public s’adressait à peu près le même raisonnement, et se résignait à subir l’une pour avoir l’autre. Ainsi se réalisaient les avantages du pacte synallagmatique contracté par ces