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cette épopée, tour à tour railleuse comme Candide et colorée comme les octaves de l’Arioste. Quant aux œuvres dramatiques de Byron, il les place avec raison au-dessous de Don Juan et du Pèlerinage. Le génie du poète est avant tout un génie lyrique ; il se complaît trop dans le développement de sa pensée pour mettre en scène des personnages et leur prêter le langage rapide et concis de la vie réelle. Sardanapale, Marino Faliero, les deux Foscari, très dignes d’étude assurément, ne sont pourtant pas des œuvres dramatiques dans la véritable acception du mot. Si Manfred nous émeut plus profondément, c’est qu’il n’a pas la prétention de se plier aux exigences de la poésie dramatique.

M. Villemain a peut-être pris trop au sérieux le respect de Byron pour le génie de Pope et sa correspondance avec Murray sur Bowles. Esprit lucide et pénétrant, écrivain d’une rare élégance, habile à traiter les plus hautes questions de la philosophie dans une langue harmonieuse, Pope n’a pas connu l’inspiration poétique. Quand Byron parlait du génie de Pope, il ne livrait pas le fond de sa pensée. Le poète qui a écrit le Pèlerinage d’Harold et Don Juan ne pouvait saluer comme un génie l’auteur de l’Essai sur l’homme. Les louanges qu’il prodiguait à l’ami de Bolingbroke n’étaient qu’une ruse de guerre, une manière ingénieuse de dérouter ses ennemis littéraires. Ce n’est pas la première fois que les novateurs se rangent parmi les partisans les plus dévoués de la tradition. Byron devait admirer chez Pope la correction et la pureté du style, et lui demander plus d’un conseil ; mais je ne crois pas qu’il soit sincère en exaltant son génie.

Quant à l’école des lacs, M. Villemain me parait la juger trop sévèrement. Je ne parle pas de Southey, qui était plutôt un versificateur qu’un poète ; mais il y a dans Coleridge et dans Wordsworth plus d’une page que Byron lui-même n’eût pas désavouée. Si l’Excursion et Christabel ne sont pas des œuvres accomplies, elles sont animées d’un sentiment vraiment poétique, et la ballade du Vieux Matelot est un des récits les plus émouvans de la littérature moderne. Si parfois, chez Coleridge et chez Wordsworth, la naïveté dégénère en puérilité, ce défaut, que je n’entends pas contester, est racheté par des beautés de premier ordre. On peut affirmer qu’ils n’ont obtenu ni en Angleterre ni en Europe la renommée qu’ils méritent. Je regrette que M. Villemain ne leur ait pas assigné le rang qui leur appartient. Cette erreur n’enlève rien à la valeur générale de son étude sur Byron ; mais il est utile de la signaler, parce qu’elle pourrait s’accréditer : l’autorité légitime de son nom pourrait la faire accepter comme une vérité irrécusable, comme une affirmation démontrée sans retour ; l’injustice involontaire d’un esprit éclairé est un danger pour la foule.