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sage la volonté qui allait se réaliser. Il serait fort à souhaiter que M. de Narbonne trouvât de nombreux imitateurs ; la modération du langage en face d’une autorité sans limites est poulie bon sens un puissant auxiliaire.

La conversation de Napoléon avec M. de Narbonne sur le génie de Corneille et sur la tragédie française au milieu des ruines encore fumantes du Kremlin n’est pas un des chapitres les moins curieux. Plus d’un lecteur peut-être accusera M. Villemain de l’avoir un peu arrangée. Sans vouloir affirmer que tous les termes de cet entretien ont été fidèlement recueillis par M. de Narbonne, et que M. Villemain s’est borné à les transcrire, il me semble réunir tous les élémens de la vraisemblance, lui parlant de Cinna et d’Auguste, en proposant aux poètes de son temps la vie de Pierre le Grand comme sujet de tragédie, c’est de lui-même que l’empereur parle, c’est son génie, c’est sa volonté qu’il veut offrir à l’admiration de la foule. Rien de plus naturel, rien qui s’accorde mieux avec le caractère du dominateur. La visite de M. de Narbonne à l’École normale[1], la leçon qu’il écoute et qu’il raconte à Napoléon, les réflexions de l’empereur sur Montesquieu, sur l’Esprit des Lois, sur le dialogue d’Eucrate et de Sylla, n’ont pas moins d’attrait que la conversation du Kremlin. C’est la même personnalité, la même manière d’interpréter le passé : Napoléon, dans Sylla comme dans Pierre le Grand, ne voit que lui-même. On dirait que le présent ne suffit ni à son intelligence ni à sa volonté. Il voudrait que tous les grands dominateurs du passé fussent refaits à son image. C’est un trait qui méritait d’être consigné.

Que M. Villemain ait transcrit ses souvenirs sans y rien changer, qu’il ait retrouvé tout entières dans sa mémoire les confidences de M. de Narbonne, ou qu’il ait eu des lacunes à combler, peu importe. Ce qui demeure constant, ce qui frappera tous les yeux, c’est que ses souvenirs sont marqués au coin de la vérité. Il n’y a pas une page qui semble inventée. Si tous les hommes qui ont pu, comme M. Villemain, apprendre de la bouche même des témoins les détails familiers de l’histoire rédigeaient leurs souvenirs avec le même soin, le passé serait mieux compris et perdrait le caractère théâtral que lui prêtent trop souvent les historiens de profession. Aussi ne m’étonné-je pas de l’accueil empressé fait à ce livre. Il serait difficile en effet de présenter sous une forme plus attrayante le récit des négociations confiées à M. de Narbonne et les épisodes d’une vie mêlée à tant de grands événemens. Quelques esprits chagrins demanderont peut-être si M. de Narbonne est vraiment le sujet du livre, si sa biographie n’a pas été choisie comme un cadre où devaient venir

  1. Voyez la Revue du 15 avril 1852.