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prévisions dont quelques-unes ne tardèrent point à se réaliser, Savonarole acquit sur ses compatriotes un irrésistible ascendant. Laurent de Médicis, effrayé de cette popularité, fit venir pour la combattre un prédicateur en renom, fra Mariano. Celui-ci soutint en chaire que Savonarole n’était point, comme il le disait, inspiré de Dieu, et pour le prouver il développa cette phrase des Actes des Apôtres : Non est vestrum nosse tempora vel momevta quae pater posuit ni sua potestate (il ne vous appartient pas de connaître le temps ni les heures dont Dieu dispose dans sa toute-puissance). Savonarole répondit en s’appuyant du même texte : l’honneur de la dispute lui resta tout entier, et à la suite de ce tournoi théologique les deux champions allèrent ensemble chanter la messe au couvent des Auguatins. Le pape Innocent VIII et Laurent de Médicis moururent dans la même année, et dès lors les plus incrédules ne doutèrent pas que Dieu n’eût soulevé pour frère Jérôme les voiles de l’avenir.

Une fois accepté comme prophète. Savonarole marche et ne s’arrête plus. Il a prédit à l’Italie des jours d’épreuves et de malheurs ; il va maintenant lui montrer les voies qu’elle doit suivre pour prévenir le châtiment. Elle s’est perdue par le luxe, par le désordre des mœurs, par la musique, par les arts ; elle doit se racheter par l’austérité, et c’est au clergé qu’il appartient de montrer l’exemple. Savonarole commence donc son œuvre de réparation par le couvent de Saint-Marc, dont il est le prieur. Il fait vendre les biens de la communauté ; il veut que les frères vivent de leur travail, qu’ils étudient le turc, le grec, le mauresque et le chaldéen, afin de pouvoir, conformément à l’esprit de leur ordre, annoncer l’Évangile par toute la terre. Il veut surtout qu’ils obéissent « comme l’âne qui se laisse mener à droite et à gauche, et qui reçoit des coups de bâton sans se plaindre. » Chaque jour, après le dîner, il les conduit dans les jardins de Saint-Marc, et là il leur fait chanter des psaumes ou danser des rondes, tantôt autour d’un enfant qui représente l’enfant Jésus, tantôt autour d’un novice qui représente la Vierge, et qu’ils appellent maman. Ces excentricités obtinrent le plus grand succès, et bientôt le couvent de Saint-Marc compta parmi ses moines les enfans des plus grandes familles.

Dans tout cela, il n’y avait de sérieux que l’intention, et le résultat fut non pas une réforme, mais un schisme dans l’ordre de saint Dominique. Le provincial de cet ordre prit l’alarme et voulut, mais en vain, ramener Savonarole à l’obéissance que celui-ci prêchait à ses moines. Alexandre VI à son tour essaya de lui imposer silence en lui offrant l’archevêché de Florence et le chapeau de cardinal ; frère Jérôme répondit qu’il ne voulait d’autre chapeau que celui du martyre, rougi de son propre sang, et il continua comme par le passé à déclamer contre Rome, et à prophétiser.

Rien de plus étrange que les sermons dans lesquels Savonarole annonce à l’Italie les maux qui la châtieront bientôt. Il représente les princes qui doivent l’envahir comme des barbiers armés de grands rasoirs, les désastres qui vont fondre sur elle comme une salade de bourrache amère à la bouche, la réforme des mœurs comme un moulin qui produit la farine de la sagesse. Il suit pas à pas les textes de l’Écriture pour y trouver des rapprochemens avec les hommes et les événemens de son époque. Il déclame contre la logique,