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que si le sang n’avait point coulé à flots, c’est que Dieu s’était apaisé, « qu’il avait donné à Florence une première salade, mais qu’il l’avait assaisonnée de raisiné, » que du reste Charles VIII se chargerait bientôt du châtiment. Une terreur profonde se répandit dans la ville. On résolut d’envoyer une ambassade au roi de France, Savonarole en fit partie, et il fut amené, par la force de la situation, à supplier le prince qu’il ne cessait de représenter comme le ministre de la vengeance céleste de se montrer clément et miséricordieux. Sa prière fut favorablement accueillie, et Charles VIII, ayant fait son entrée solennelle à Florence le 17 novembre 1494, demanda que Pierre de Médicis fût rétabli avec tous ses privilèges, et que la suzeraineté de la ville lui fût donnée à lui-même. Les magistrats florentins repoussèrent ces prétentions. Après de vifs débats, on finit cependant par s’entendre ; mais comme on était impatient de voir partir les Français, on dépêcha une seconde, fois Savonarole vers Charles VIII, et ce prince, sur les instances de frère Jérôme, quitta la ville le 28 du même mois. Ainsi, dès le début même de sa vie politique, Savonarole se trouve arraché tout à coup à son premier rôle et jeté dans la contradiction la plus flagrante. Prophète, il annonce comme une chose infaillible que Charles VIII est ce fléau vengeur, ce rasoir dont il a parlé si souvent et qui doit régénérer l’Italie ; mais ambassadeur de Florence, il supplie ce prince de traiter en amie cette ville que Dieu même l’avait chargé de punir, et par cette démarche, très louable du reste, il en vient à protester contre ses propres prédictions.

Affranchis de la domination des Médicis et débarrassés de l’armée française, les Florentins songèrent à constituer un gouvernement nouveau. Ils s’adressèrent à Savonarole, pour lui demander ses conseils ; Savonarole répondit : 1° qu’il fallait sans retard rouvrir les boutiques fermées depuis les dernières agitations, ranimer le commerce et donner du travail aux ouvriers ; 2° faire des quêtes pour les malheureux, et, s’il en était besoin, convertir en monnaie l’or et l’argent des églises ; 3° alléger les impôts, surtout en faveur des classes pauvres ; 4° rendre à tous bonne justice ; 5° prier Dieu avec ferveur.

Ce programme laissait subsister toutes les difficultés, et, comme la plupart des programmes révolutionnaires, il était dominé par la situation du commerce, du travail et des finances. Il ne remédiait à rien, mais il n’en eut pas moins pour Savonarole, un résultat important ; il le rendit cher à la foule, parce qu’il semblait lui promettre quelque soulagement, et suspect au clergé, parce qu’il menaçait les biens de l’église. Il fallait cependant constituer un gouvernement, et comme les partis ne s’accordaient pas, on eut encore recours aux conseils du frère. Celui-ci pensait, comme tous les théologiens du moyen âge, que le gouvernement des états doit être réglé d’après le gouvernement de la Providence ; que de même qu’il n’y a qu’un seul Dieu, chaque peuple ne doit avoir qu’un seul maître, et que ce maître, image de la Divinité, doit réunir en lui toutes les perfections. Mais comment trouver dans Florence un citoyen parfait digne de remplir un si grand rôle ? Sûr d’avance que ce type accompli du pouvoir suprême ne se rencontrerait pas, Savonarole, par une évolution singulière ; se rejeta sur la théorie des majorités ; il proposa de réunir les seize compagnies, c’est-à-dire les principaux